09 mars 2021

Mauvaise fille

Moi, c'est Nina la taiseuse. Pas besoin d'en dire plus. Ce surnom suffit amplement. Vous en savez l'essentiel. Je ne parle que très peu. Et on me voit disparaître. J'étais assise là, aux banquets, aux repas de famille, à côté de vous. Et je n'y suis plus. Me voit-on ? On aurait pourtant juré ? Nul ne m'a vu me lever et pourtant, je ne suis plus à table...


— L'as-tu vue partir ?

— Qui ça ?

— Ben Nina !

— Ben non...


On ne s'offusque plus. De toute façon, je suis déjà partie. Les enfants aussi font ça. Ils ne tiennent pas en place, ils n'ont pas l'art de se faire comprendre. Ce qui n'est pas très grave, ils reviennent toujours en nuée pour le désert. Entre temps au moins, on aura eu la paix. Alors je laisse le temps s'inverser et j'abandonne la joue de porcelet sous le linceul de mon assiette. Régalée de tranches de saucisson, je faisais jusqu'ici corps avec le groupe. Mais là, se taper la marmaille embrochée… Le cœur me remonte le long de la trachée, se bloque dans la gorge. Il  s'essore à rebours de son sang, l'animal. Pourtant, par quel décret l'enfant aurait un destin différent de celui de ses parents ? Règle de boucherie : tout est bon dans le cochon. Je regarde mes parents ; quel goût ont-ils ? Le goût d'avoir trop causé, sans peser leurs propos, toujours plus pour le contre que le pour, souvent mal informés, assurément sous le coup d'une poussée d'émotion gourmande. D'évidence, ils auront la chair trop nerveuse pour une tendre dégustation.

Il faut donc que je parte. Atténuer ces palabres plus tristes que sensés…Calmer l'avalanche de pensées qu'ils suscitent en moi. Étouffer par la distance leur bruyant désaccordage. On dit qu'à la ferme, le cochon le sent, quand le vent s'apprête à tourner et que sa vie va bientôt s'achever sous la machette. Il se met à hurler, devançant la confirmation de l'outil affûtée. Un cri à vous briser le cœur.

Les convives y pensent peu, sinon pour faire de l'esprit. On dira alors qu'il couine, le cochon, d'un verbe presque aussi joli que délicatement drôle. Je n'y entends que l'horreur d'un désir fracassé contre l'absurde. Et en quoi le porcelet aurait-il plus à souhaiter que son saucisson parental ? Et moi, aurais-je autant de convictions qu'un centimètre carré de papilles gustatives désœuvrées ? 

À table aussi, on a compris que la fin est proche. Alors, pour n'y plus penser, on jacasse de plus belle. Ça sent la friture, la couenne grillée. Avec tout ça, encore une fois, j'ai perdu pour un temps l'appétit dans le bruit…