01 novembre 2019

Le Fleuve


Sous une fine bruine de mai
La soirée, en son sein, noyait,
Dans des flaques d'éternité,
Toutes ensembles, Étoiles et regrets
Moi, j'attendais comme un con
Qu'elle te revienne en tête la date
Et qu'on la fête l’heure inutile
Où la pluie me guida vers les terres d’en bas

Coule
Coule fleuve, coule
Coule là-bas
Roule fleuve roule
Riens ne t‘arrêtera
Coule fleuve coule
Vers où l’on ne revient pas

Quand vint temps de se quitter
L’orage finissait de gronder
Nous n’avions fait que nous croiser
Sous les masques grossiers
Que la rue dessinait
Du coup je ne t’ai jamais dit
Ton visage, de jour comme de nuit
Dans les rames de la ligne A
Du tramway bordelais
On dit qu’il me poursuit

Je titubais au bord du quai
Le vent me disait de sauter
Lui ne s’invite qu’en soirée
Vieux collier incrusté
D’émeraudes rouillées
L’Oscar, à l'unanimité
Je ne l’ai jamais remporté
J’étais muet, tu t’es penchée
À l’oreille tu m’as glissé :
Si au moins tu y croyais

26 octobre 2019

Nos uniques matins

Défit Babélio octobre


Mon premier geste quand je reviens
De ces nuit dont on ne sait rien
Chercher aveugle du bout des doigts
Ce qu'ici tu éparpillas

Là où nous jouions endormis
Je dessine une demi croix
Et mon bras plonge vers l'oubli
Brûle à la chaleur de la Foi
Que ta nuque aurait imprimé
Trop pressée contre l'oreiller

Au matin mon corps mélangé
S'agace d'avoir à prier
Ces nuits mendient à nous charmer
Mais, l'écume t'a emporté

J'étais pourtant collé à toi
Quand sonna l'heure du couvre feu
Depuis je flotte entre les draps
Ailes voilées entre les cieux

J'aimais tant
Nos particules sauvages
À jamais intriquées

Je m'étends
Aux ventricules abandonnées

Je m'entends
Depuis nos silences inspirés

Mais, que tu sois là
À me lire ou pas
Mes vers ivres les distillent
Ces souvenirs piétinés
En liqueur d'éternité

Moi, je ne passe pas
La balle reste entre mes bras
La belle paille est enflammée
Pour peu de calcaire effrité

Au lit ses rebonds égarés
Gardaient le regard au plus bas
Reste seule entre mes deux mains
L'empreinte adorée de l'écrin
Que furent nos uniques matins   

19 octobre 2019

Terminal Rêve Machine

Défit Babélio octobre



Terminal Rêve Machine
Rêve Machine Terminal
Drapé d'une armure vespérale
Hurle une alarme qui me mine

Qui ?
D'un coup en kamikaze
Aux canine laconique
Avale sous les décibels
Et l'homme et l'animal ?
Qui ?

Nul aléa pour cet appel
Nu, il m'a arraché les ailes
Son office est de tout compter
Sans y penser, du temps passé

Son cri d'automate augmenté
Son scalpel fait de sons rouillés
Claque les portes, ouvre mes yeux
Golem de boue, torrents pluvieux

Dissous le si tu l'oses,
Maudit valet, mon monde
Comptable raide et acharné,
Dégueule les tes vérités...

Moi, là-bas, saoul d'avoir volé
Plané aphone dans le silence
Mâchant léger au cœur de l'ombre
Le goût de notre dernière ronde
Pour la haïr dans la seconde
Où ta bouche vomira le marbre

Tu attends, en tireur allongé
Et voudrait violemment m'accoucher
C'est le tribut oublié par Homère
Sur cette plage aux anges amers
Devant l'outrage, je maudis tes rouages
Dégueulant, fier, mes larmes anthropophages

Mais, la chimère par l'épée transpercée
Pleure tout son sang quand je renais
Me voilà donc, sanglé d'éternels
Regrets dont je tairai, terrassé, l'origine

Je prétendrai les maîtriser
D'une gifle appuyée, tes cordes voraces
Quitte en kilt et, couronné de rage
À courir énervé d'hallali
Pour qu'enfin elle se meurt, épuisée
La vaine chasse à courre des machines

Mais, quel que furent les bruits de mon réveil
Quel que furent ces rêves à mon oreille
Je ne fais au lever que glisser
Les jours durant, las et inquiet
Vers tant abîmes insoupçonnés

18 octobre 2019

Matin

Défi babélio d'octobre
Matin

J'aurais voulu chanter
Comme on parle aux oreilles
D'un être aimé alité
Doucement en train de glisser

Lui dire que chaque matin
Je n'ai eu comme seul soucis
Que d'apprécier le grand silence
Du sel vivant, seul infini
Qui me laisse souvent
Souple et ravi
Infiniment
Seul

C'est l'heure de chair renouvelée

L'absence de tout
Ce qui fait une vie
Dès le réveil s'impose
Et suffit à remplir
Au delà du plein
Au delà du vide
Le corps inquiet qui me contient

Moins de cent degrés
De violence matinale
Bouscule cet instant
Détruit l'horizontal
Et la drôle de mort
Déborde mon bol

Oublier sa main qui tombe du lit
Pour une fois sur pied, ne plus la lâcher
Ceux qui marchent savent
Le goût du vent à travers les dunes
Les couleurs étranges de ta voix de brumes
Perdue de vue par les grands fonds
Des océans où je te cherche

Moi qui rêvais toutes mes nuits
Que plus rien ne me touche
Que ces sourires de mécanique
Se grippes et rouillent sur vos bouches

L'effort, dit-on, aurait dû suffire
Belle fièvre vaine !
Ce que j'attendais ce matin
Pour habiller le jour qui vient ?
Je l'ai obtenu
Rien

30 septembre 2019

Conte d'Automne


Il était une fois, une des plus belle jeunes filles qu'on ait jamais connues.

Elle vivait il y a de cela fort longtemps, dans la plus immense des capitales, du plus grands des pays d'alors, plus grand même qu'un continent. Et, parce qu'un bonheur ne vient jamais seul, elle était l'unique héritière d'un homme immensément riche.

Son père régnait sur un empire tellement puissant, qu'il contrôlait la vie et les rêves d'environ quatre vingt dix pour cent de la population. Souvent absent du palais, qu'il avait bâti pour sa petite princesse, il était pourtant persuadé de savoir comment combler le moindre de ses désirs. Pour son bien, il la maintenait, temporairement, au sein des quatre vingt dix pour cent. Son plan de croissance était, à ses yeux, parfait : elle entrerait, à sa majorité, par leurs chromosomes partagés, automatiquement dans les dix pour cent.

La jeune et jolie Cindissadaye, pourtant, s'interrogeait :
Dites-moi, Père, est-ce vrai que je serai vraiment en mesure de jouir d'une liberté absolue, lors de mes dix huit ans révolus ?
Cette question, qui revenait régulièrement, lors de ses visites éclaires entre deux réunions transcontinentales, avait le don de le mettre hors de lui. Et, malgré l'amour infini qu'il vouait à la chair de sa chair, il haussait le ton à en faire vibrer ses poupées de porcelaine :
Vous ferez, un jour sûrement, tout ce qu'il vous plaira, lorsqu'il sera temps pour moi de céder ma place. Mais pas avant !
Mais Père, nos technosciences vous ont offert toute la puissance d'un immortel ! Je ne veux pas attendre encore un siècle avant d'en profiter ?

Alors, dans un scénario, savamment répété, elle quittait le canapé du salon, moitié pleurant, moitié hurlant, claquant toutes les portes sur le chemin de ses appartements. Le Père, habitué, comptait les portes au bruit qui s'éloignait : au quatre vingt dix huitième coup de tonnerre, il savait qu'il aurait enfin la paix. Le palais était vraiment trop grand, se disait-il, en souriant, finalement très satisfait de sa fabuleuse réussite.

Enfermée dans sa chambre, notre princesse était loin d'être toute seule. Malgré tous les outils que son père aurait pu utiliser pour l'en empêcher, elle naviguait virtuellement de part le monde, sans aucunes autres limites que ses désirs. Et, parmi eux, en était un des plus impérieux ; être aimée, reconnue pour le moins, de la terre entière.

Elle avait, pour ce faire, soumis l'ensemble de ses données aux Sept Immortels, gardiens des fermes minérales, inclus en rangées multicolores, tout autour de son miroir princier. Elle ne comprenait pas l'animosité qu'ils suscitaient parfois car, de son point de vue, ils l'avaient toujours servi avec une parfaite efficacité.

Avec le Grimoire des Visages, elle profitait d'une seconde existence, bien plus riche et amicale qu'au manoir paternel.
Aux Gazouillis Fulgurants, elle soumettait ses avis éclairés, ses colères et découvertes que nul n'aurait manqué sans passer pour un benêt.
Il y avait aussi les Fabuleux Flashs Fugaces, où ne régnait que l'image magnifiée de son quotidien rayonnant.
Grâce à l'Étincelle Éphémère, elle feuilletait, distraitement, qui serait son futur jouet jetable.
Où elle semblait la plus vivante, c'est évidemment avec le Tunnel Personnel. Là, qu'elle était la plus belle et la plus proche de nous, vraiment !
L'Épingle savait à merveille alimenter, créer, partager tous ses centres d'intérêts.
Enfin, pour s'immerger dans les ondes sonores, elle savait bien retrouver le point sur la Carte à Haute Fidélité.

Pourtant, les jours jusqu'à sa majorité ne défilaient pas aussi vite qu'elle l'aurait souhaité. Son agenda semblait noyé dans une sorte d'ambre gluante qui en ralentissait l'écoulement. C'était, elle n'en doutait pas, un signe évident qu'un malédiction était à l'œuvre. Et, chaque matin, elle attendait l'air maussade, que tombe une terrible nouvelle.

Ce fut, une semaine avant ses 18 ans, que l'événement fort craint arriva : son Père lui présenta sa nouvelle femme. Il était tellement évident qu'elle n'en voulait qu'à sa fortune que Cindissadaye se demanda quel sort l'avait ainsi égaré ? Sa haine envers la vieille harpie monta en un instant. Les portes claquèrent. Le Pères les compta. Et le calme revint. Quelle satisfaction d'avoir une aussi grande demeure !

Heureusement, en consultant ses Sept Alliés Immortels, elle ne doutait pas de trouver le remède qui rendrait la raison à son cher Père. Ce qui ne tarda pas. Elle devait entreprendre un long et dangereux voyage pour pouvoir se le procurer. Et, pour cela, traverser plusieurs dizaines de royaumes étrangers, cent fois plus de fleuves, ainsi qu'un bout d'Océan. Mais, il n'y avait pas d'alternative, si elle voulait retrouver sa place de première dame auprès des siens.

Alors, un mercredi, elle pris la route vers le soleil levant. Elle avait pris le minimum, pour voyager léger, ne pas trop attirer l'attention et, surtout, revenir au plus vite. Sa peur, bien naturelle, fût atténuée par la douceur et la force de la confiance que lui distillait d'heure en heure son cher Miroir Princier. Et, bientôt, elle fut à destination.

Ce dont elle ne se doutait pas, c'est du terrible chagrin qui s'empara de son Père chéri, devant son départ soudain. Les conseillers de Cindissadaye furent pourtant très clairs ; il ne fallait pas le prévenir. Ils rajoutèrent que les vieux, ça ne peut pas comprendre et qu'il faut, au maximum, les tenir à l'écart de ses intuitions, de ses mouvements et de ses sentiments.

Qui aurait pu prédire qu'un homme aussi riche, aussi solide, pouvait être terrassé jusqu'à en mourir, devant la fuite d'une jeune fille ? Pas elle. Mais, ce fut donc bien en son absence que l'on mis le Père en terre. Le poids de sa peine, de sa solitude et de ses remords sont impossible à décrire ici.

Elle aurait bien décidé de ne jamais s'en remettre mais, un question la rongea nuits et jours : pourquoi ses Septs Fidèles Conseillers n'avaient pas anticipé le drame ? Il fallait qu'elle sache. Il fallait qu'elle comprenne. Était-elle responsables ? Désormais seule, loin d'un chez elle qui n'existait plus, elle commença à douter de tout et tous. Et, en premier, d'elle-même.

Après des mois de recherches, la vérité s'imposa : ses fidèles alliés avaient un jugement inversement proportionnel à l'affection qu'ils lui portaient. Et, ils s'étaient bel et bien fait manipulé par sa belle mère. C'était elle qui avait imposé l'idée de son départ en douce.
Il est des royaumes où l'on se doit de douter de tout. Des intruses horribles qui s'appellent Liberté.

Cindissadaye était entrée avec beaucoup trop de violence au Pays de l'Irrémédiable.
Et, il n'était plus question que l'on puisse la mêler aux histoires qui finissent ainsi :
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.

25 juin 2019

Qui sous les tables

Défi Babelio.com, juin 2019



Les années font semblant. Elles me disent qu'elles passent, que tout passe. D'une voix discrète, posée, calcaire, elles ne voudraient laisser aucun doute. Armées d'une pelletée d'alliés, elles appuient leurs dires : un miroir, une vieille photo, une robe qui ne veut plus de moi ; affaire classée ?
Mais, toujours revient, fin décembre, le repas de famille. Celui-là raconte autre chose. Dès le seuil de la porte, la même impression, le même doute qui me trotte, de la tête aux pieds, qui se frotte sur tout mon corps, depuis les entrailles jusqu'à la peau. Comme une rosée, condensée dans mes poumons, tombe en lourdes gouttes et, déborde la Garonne. Comme une pellicule, invisible au quotidien, s'échappe de mes cheveux et, recouvre, pour mes seuls yeux, tous les meubles, de sa neige éternelle.

Dans le salon, le sol est-il plus grand, mes pieds plus petits ? Ma belle assurance qui s'effiloche, depuis m'être garée, maintenant m'abandonne et, je vacille. Je ne suis plus sûre de faire mon âge. Confirmation, en passant à table ; mon assiette tangue, j'en jurerais. Me prévient-elle ? Ou veut-elle m'emporter ? Je crois qu'elle me sent prête à fuir...
Avant, j'esquivais, sans tergiverser, entre les plats, la violence d'un discours, le vide d'une position inamovible. Je pourrais, pourtant, toujours me lever, prétextant un besoin pressant. Attendre, au calme, les cris de menaces prévenantes :

-    Mais elle est où, Johanna ?
-    Johanna, on t'attends pour le dessert !
-    Dépêche-toi, sinon, y'en aura plus !
-    Je pourrais pas garder ta part longtemps !
-    Elle a encore disparue…!

Je n'ai jamais vraiment été là. Toujours ailleures, à peaufiner le geste lent, hérité du pécheur patient, qui guette les remous, en bord de rivière. Maintenant, ma technique est acquise ; je reste bien à ma place. Mais, au milieu des autres, je ne fais que surveiller, discrètement, mon bouchon de liège ; alarme d'une prise hypothétique. Baleine blanche ou poisson chat ? Et, j'espère, à en devenir transparente, ce moment qui n'arrive que lorsqu'on cesse de l'attendre. Ce moment où, les mots se transforment. Pour devenir promesse de se perdre.

On pourrait s'isoler, au fin fond des forêts, tenter de parler aux animaux sauvages ; ce ne serait pas ça. À peine une ressemblance, du papier jauni. Non, je parle d'autre chose. Du temps d'avant la copie.
Du temps d'avant le langage.
Cette époque peut sembler inaccessible ; j'ai quand même une astuce. Je connais la frontière, je sais où est la porte, la faille. Je souris. Elle devrait leur crever les yeux, à tous ; parents, oncles et tantes, frères et cousins. Ils la touchent, s'y appuient, du coude, de la main et, des successions de plats posés dessus, souvent, la souille. Non, je garderai ce secret pour moi.

Alors, ils diront :

-    Elle est bizarre, non ?
-    Oh, pas plus que d'habitude.
-    La pauvre, toujours célibataire ?

Du coup, je glisserai doucement de ma chaise. Attirée vers le bas, là où tombent les petites choses. Celles qu'on ne ramasse même plus, miettes tellement minuscules qu'elle ne gênent personne. Les mains agrippées à ces quelques centimètres d'épaisseur de bois, je savoure l'instant. La table est encore frontière horizontale. Bientôt, elle sera barque. Elle me ramènera, s'il lui plait, vers mes premières années.

Je la repousse un peu, quand même, la chute. C'est tellement étrange, de rapetisser à mesure que je glisse vers le bas. Sûrement, donnant, donnant ; un centimètre, vers le dessous de la table, me coûte, au cours actuel des taux de désintérêts, quelques 5 ans et demi, si mes calculs sont exacts ?

Passer sous la table, à mon âge, ça ne se fait pas, sinon, dans la plus stricte intimité. Et, même en ces occasions, il faut s'attendre à quelques noms d'oiseaux, de volailles, de poissons et, tous ces titres de noblesse de cours de récré, noms de mépris, de domination. Je vois, pourtant, au fond des yeux des mâles de passage, mêlée à leur joie d'enfin servir, la peur qui monte. Retrouveront-ils objets aussi doués que moi pour la soumission ? Alors, leur premier pas vers la solitude, ils le font en me quittant. Pourtant, je ne demanderais qu'à les emporter, dans mon sillon, vers l'Origine. Mais, je ne peux rien pour eux, tant qu'ils restent dans ce duel absurde, avide de victoires, d'une différence microscopique.

Les copines me signalent, en riant que, l'évolution technologique devrait me permettre de m'en passer, des mâles, s'ils me pèsent autant ? Elles non plus, ne comprennent pas. Il ne s'agit pas du plaisir pour lui même mais plutôt, d'un véhicule, vers l'arrière, vers l'instant zéro. Il faut que mes cris de plaisir résonnent en cris primaux. Pour ce nouvel accouchement, non plus de finesse. Mais, des hurlements, des fluides, des viscosités, des odeurs, de la violence, au delà de tout jugement.

Il faut qu'à chacun de leurs coups de reins, ils me propulsent, vers le début de mon histoire. Alors, j'irai sous les tables, à en perdre les mots. L'immobilité fragile. Il faut choisir. Soit se forger un destin, sur les cadavres adverses, pour en oublier sa propre mortalité. Soit, remonter vers la source. Ma régression, du moins, est volontaire et lucide, si on la compare à celle de l'homme machine, pilonnant des matrices à la chaîne, pour en oublier les siennes.

-    Je trouve que tu exagères.

Celle qui me parle et, qui devrait se taire, elle me connaît par cœur. Elle abuse, toujours au mauvais moment, de son pouvoir. Ce n'est pas vraiment une enfant, pas vraiment une conscience.  Elle me suit depuis toujours. Une voix, que je n'ai jamais su dompter. Une voix qui n'a jamais dit d'où elle venait.

-    Je trouve que tu exagères, en comparant le sexe à une simple régression.
-    Tiens, pour voir, analysons ensemble les différentes positions. Tu verras comme c'est frappant.
-    C'est vrai que, sur le dos et les jambes en l'air, on dirait que tu attends que tombe le talc !
-    Et, quand je joue la femelle du lévrier, c'est souvent à quatres pattes.
-    Je sens qu'on va en venir à la tétine, dans pas longtemps ?
-    Tu m'enlèves les mots de la bouche.
-    Donc, pour toi, le sexe, c'est soit pour faire des bébés, soit pour en redevenir un ?
-    Tu ne trouves pas ? Ce don total de soi, cette confiance, la pudeur qui se dissout, l'acceptation qui grandit ?
-    Je dis que la science ne parle que d'ocytocine.
-    Gnagnagna !
-    Tu vois, pour la régression, tu n'as besoin de personne !

Hé! Heureusement... Ce semblant d'autonomie, j'y tiens !
Car, ça ne fonctionne pas à tous les coups, le passage qui va me ramener, du dessus, vers le dessous des choses, par delà le recto de cette table, pour tourner les pages à rebour, remonter les chapitres, d'une existence jamais entamée. Vers ce temps où j'avais encore toutes les excuses, pour ne pas les comprendre ; n'en connaissant rien, ni la langue, ni les mœurs. Ce temps révolu où je babillais, j'en ai encore, parfois, le goût qui me revient, lors de ces repas.

La remontée des âges farouches, où ma tribu traînait, à quatre pattes, sous les tables de Ceux Qui Marchent Debout mais qui, le plus souvent, vivent assis sur leurs fesses. Pour ça, j'ai besoin du brouhaha des convives. Cette sorte de matière cotonneuse, qui bouche mes tympans, est docile à l'étincelle temporelle. L'étincelle, elle, nul ne peut la maîtriser.

Au début, je remarque simplement que certaines phrases perdent de leur sens. En suite, ce ne sont que quelques mots qui surnagent, au milieu de vaguelettes de blablabla. Mon évolution se défait, mailles par mailles. Enfin, doucement, je me laisse couler. Dans un moment, j'espère, je perdrai le français. Je réalise qu'avant lui, j'avais une autre langue. Ma langue prénatale, peut-être ?

Alors, le feu des souvenirs peut enfin prendre. Je me retrouve dans cette bulle d'isolation cognitive. J'ai quelques demies-douzaines de mois. J'y tiens, à ces 18 mois. 18 petits infinis, mis bout à bout, ça commence à faire beaucoup. C'est mon seul trésor. Qu'on le sache ; je le défendrai, bec et ongles !

Enfin, je suis redevenue ce bébé, cette aventurière téméraire qui veut toucher à tout, qui a soif de tout connaître.
J'ai beau ne rien comprendre à ce que disent les grands, j'écoute. Mes semblables me préviennent pourtant ; ils ont la très nette impression que les grands ne disent rien de très intéressant. Ils font tellement de bruit. Ce n'est pas ainsi que se disent les choses importantes. Et puis, ces grands animaux ahuris, s'ils étaient doués de raison, ils nous comprendraient directement, sans qu'on ai besoin de hurler, comme des débiles, à s'en brûler les cordes vocales.

Ils le savent, d'où on vient. D'avant la matière, nous sommes passés par eux, après tout. Le voyage abyssal nous a fait perdre la mémoire. Mais eux, je veux croire qu'ils savent quelque chose. Je veux croire qu'on peut le combler, ce manque de communication. Et, qu'ils pourront quitter cette espèce de condescendance, dans le ton de leur voix, lorsqu'on ne choisit pas la direction qu'ils considèrent comme seule évidence. Qu'ils puissent, un jour, nous révéler tous les secrets oubliés.

Un gamin de 12 mois me bouscule :

-    Tu rêves, c'est des cons ! Viens, y'a des trucs incroyables là-bas.

Moi, je sais bien leur affection à notre égard. De toutes les hypothèses que je puisse concevoir, une seule retient mon attention : c'est mon incapacité à les rejoindre sur leur terrain linguistique, qui doit fausser mon jugement, concernant leurs attitudes paradoxales, leurs balourdises congénitales. Je croise les doigts de toutes mes forces, en priant que nous nous soyons trompés, sur eux, les possibilités d'une vraie relation, basée sur une parfaite compréhension.

-    T'es vraiment qu'une bêcheuse.
-    Et vous, pas très patients…
-    Allez, viens avec nous, on va se marrer.
-    Ouais, c'est ça... Vous allez encore me filer des tartes, je vous connais !

Ça ne me semble pas incongru, à 18 mois, d'être un peu prudente.
Alors, je passais autant de temps que possible, sous la table du grand repas, à récolter le moindre de leurs sons. Il fallait faire attention à tout. Aux coups de pieds, au coups de gueules, aux collègues, qui s'agacent de mes absences aux jeux communs. Prise entre deux feux, je tenais bon.

Et, un jour, c'est arrivé. Je sortais d'une traversée périlleuse, entre les mollets de convives éméchés. Je me suis retournée pour les observer, assise sur les fesses, comme eux mais, par terre. Ils riaient un peu plus fort que d'habitude, leurs yeux fixés sur moi. J'ai toujours bien aimé qu'on s'intéresse à ma petite personne. Je leur rendais donc un sourire des plus ravis et confiant. J'avais, plus que jamais, envie, besoin, de savoir si tout ceci avait un sens ?

-    Celle-là, elle n'en fait qu'à sa tête. Elle ira loin !

J'étais sous le choc : j'avais compris la phrase ! Un joie puissante me leva. J'avais raison depuis le début ; ils avaient bien un langage cohérent ; nous allions enfin pouvoir communiquer. J'allais pouvoir recueillir les clés de tous les mystères passés, présents et à venir.
À cette époque, malgré une grande prudence, j'étais encore le jouet d'emportements jubilatoires parfaitements excessifs.

-    Hé ! Les grands, je vous comprends ! C'est pas croyable !
-    Mais qu'est-ce qu'elle raconte, la petiote ?
-    Comment ça, qu'est-ce que je raconte ? C'est pas clair ?
-    Trop mignonne ! Elle babille pour nous imiter avec tellement de sérieux. De la graine d'actrice, ça, madame !
-    ...? Mais fck !

J'étais verte… Tous ces espoirs pour rien. Je les comprenais... mais pas eux. Comment était-il possible qu'une langue n'aille que dans un sens ? J'avais beau joindre force de gestes, d'intonations, je ne suscitais qu'une triste hilarité générale. Le pire, c'est que je comprenais leurs réponses. Pas complètement, bien sûr, ce qui m'a surement permise de croire, qu'un jour, nous pourrions améliorer cette situation. Il me fallait étudier, dans la confiance, le respect, la patience et, toujours, des efforts redoublés. Qu'importe le temps que ça prendrait, ne pas lâcher, surtout, ne pas lâcher.
Sinon, que me resterait-il ? Je n'osais y penser…

Malheureusement, ça ne s'est jamais vraiment arrangé, depuis. J'en ai trop compris, ou pas assez ?
Le mystère restera entier. J'avais 18 mois et, le fiasco du premier repas familial allait dérouler un chapelet d'une bonne cinquantaine de perles noires, de désolations, incompréhension, déception.
Que des mots en "on".
Les potes avaient raisons… Ils ne savent rien. À un point qu'il ne faudrait jamais révéler. Un point galactique... Alors, ils bâtissent, des familles, des carrières, des monuments, des histoires auxquelles ils croient si fort qu'elle en deviennent certitudes.
Les cons !

-    Et toi, tes certitudes, elles vont bien ?
-    Tiens, ça faisait longtemps...

Je me suis toujours demandé quelle mauvaise bifurcation j'avais emprunté ? J'en ai remémoré, des croisements, imaginés d'autres chemins. Y en avait-il seulement un meilleur que l'autre ? La voix le sait. Elle me dit, à sa façon, que les mots sont inutiles. Et, qu'il faut bien une vie entière, pour apprendre à se taire.
Finalement, cette gamine qui babillait, mais n'en ratait pas une, elle est toujours bien là.
Elle ne m'a jamais quittée. Il me suffisait de mieux l'écouter.
Vivement le prochain repas de famille, que je puisse la présenter aux autres !

-    Oh ! Ils me connaissent... Eux, ils me connaissent !

28 mai 2019

La salle d'attente

    Le professeur Ferdinand Guttermann présente bien, pour un psy. En toute circonstance, il fait preuve d'un goût vestimentaire impeccable. Veston, mocassin, de quoi rester à l'aise, tant en soirées qu'au sein des institutions les plus prestigieuses, qui ne manquent pas de solliciter ses expertises, pointues, multiples et, toujours forts plaisantes. Ce soin esthétique s'étend, logiquement, jusqu'à l'agencement de sa salle d'attente, où j'aurais passé de longues heures, perdu entre espoir de guérison et rangées de patients suspicieux, tous suspendus à la délivrance qu'offre la chaleur de son accueil, lorsqu'il nous invite enfin à pénétrer son cabinet.

    – Franky, j'ai bien peur que vous ne finissiez par passer à côté de votre existence, si vous continuez à vous acharner à ne rien faire de vos journées.


    Ferdinand ne mâche pas ses mots ; un autre élément de son charme. Son diagnostic, pour violent qu'il ne fût, ne me parut, après réflexion, pas des plus insensés. C'est vrai que je n'en fous pas une rame, comme dit mon père, entre deux soupirs las, finement pimentés de quelques grognements d'une de ses colères rentrées qui finiront par lui ronger les entrailles.
Pour tenter d'y remédier, j'en aurais passé, des heures ici. Et, finalement, je commence à m'y plaire, dans cette salle d'attente. J'adore attendre. C'est un moment vide, où ne rien faire est la seule chose à faire. Alors, je mets mes mains dans mes poches et, je pars à rêvasser, plus librement et plus loin qu'aucun mouvement ou action ne pourraient jamais m'amener. La plupart du temps, la pièce est paisible. Exceptés de rares contacts visuels, maladroits, spectacle étouffé d'un sourire intermittent ; je peux faire abstraction des autres patients, morts vivants, improductifs, en apnée, comme moi.

    Mais, je le prends bien, remonte un peu la commissure des lèvres, pour participer à l'échange et, m'enfonce un peu plus dans mon fauteuil ; on aura compris, mes intentions sont autant amicales que inoffensives. Je suis le dernier arrivé. Ça oblige. Je suis prêt à ce long, peut-être même très long, moment. Car, rien ne m'attends dehors. Il pleut, je suis en vélo ; une fée lessivée m'offre le premier prix Nobel en organisation prévisionnelle. Je respire un peu fort, ce qui déclenche quelques mouvements automatiques de têtes inquiètes en ma direction. Qui ne durent pas. Un élastique invisible ramenant tout le monde à son inoccupation première. Pourtant, c'est important, de respirer. Sûrement, quelques bols d'air croupis, aspirés dans la joie d'une naissance lumineuse et depuis, stockés en cas de pénurie, ne sustentent mes partenaires ? Je n'ai pas eu cette saine prévoyance. J'ai perdus ces souvenirs heureux, aucunes traces d'étincelles passées, rien pour m'accrocher.

    Le temps qu'il fait, le temps qui passe, ces sujets ont peu à peu quittés la file infinie de mes préoccupations. Comme s'ils n'étaient qu'une sorte de rideau d'apparence, cachant un monde, bien plus vivant, loin des yeux affairés d'une foule affolée. Qu'il passe, le temps. Je n'irai plus l'alourdir de ces wagons de pensées, bétaillères chargées d'inquiétudes, de rancœurs, d'obligations, de responsabilités. De toutes façon, il me semble bien tard pour tenter de redresser ce navire filant droit sur les rochers. Comme si la nacre des fonds sous marins entamait déjà mes chairs. Il est des courbes qui, dès l'enfance, annoncent, par trop d'inertie, leur fin inéluctable.

    J'en étais à ce point de mes réflexions revigorantes, lorsque je m’aperçus qu'il n'y avait plus qu'une personne avant moi. La fille me regardait en souriant ; ce qui n'est pas de coutume, en ces lieux où, d'ordinaire, ne flottent que les regards vides des âmes perdues, errants sans fin, par d'immenses plaines chimiques, finissant de sécher, au soleil des prescriptions acides, les os de nos quêtes moribondes. 
Moi, je m'étais sevré, violemment, comme seuls se domptent les Appaloosas. J'étais donc prêt à causer, de tout et n'importe quoi, avec n'importe qui, pour peu que l'on me sourie de la sorte.

    – Hé ! Franky, tu fais quoi ? Tu peux arrêter de faire semblant de ne pas me reconnaître ! Nous sommes seuls.

    – Vous ? Je… Mais… Pardon ?

    – Aie ! Je vois que tu n'es pas dans ton état normal.

    – Heu… C'est un peu le lot de tous ceux qui s'assoient en ces lieux, non ?

    – En tout cas, tu n'as pas perdue ta pénible habitude de faire des phrases à rallonge !

    – Et, d'où ai-je donc bien pu vous laisser cette malheureuse impression ?

    – La vraie question serait plutôt de me demander quand. Bon, je vais la faire courte : Je suis Johanna, ta collègue, des voyages temporels AMST® (AllMindStransiT). Ça te revient, maintenant ?

    – What ?

    – Oui, quelques kilowatt sont nécessaire pour de tels bonds à travers le temps.


Son rire délicieux tripotait mes tympans.

    –  Non mais, mademoiselle, heu.. Johanna, sérieusement...
!
    – Hé ! Y'a pas de "Non, mais". C'est toi, qui n'est pas sérieux !


     Les gens sont formidables. Cette fille est persuadée de me connaître, au point d'être blessée devant ma tête d'abruti et mon air de débarquer d'on ne sait où. Si je ne veux pas la froisser, je ferais bien de faire semblant de la reconnaître. Serais-je capable, par une sorte d'hypnose volontaire, de m'en convaincre moi-même ? Ce ne serait pas ma première pilule rouge… Mais, je ne sais pas pourquoi, aujourd'hui, seule la bleue me tente. Il va falloir qu'elle fasse avec ! Ce qu'elle ne semble vraiment pas prête à faire.

    – Ok. Je ne sais pas ce qui t'a fait perdre la mémoire, mais, si tu regarde attentivement ce pendule, je peux te la faire retrouver.

    – Merci, mais non merci. En fait, l'hypnose, je suis pas fan. Je m'en parlais, d'ailleurs, pas plus tard que y'a deux secondes.

    – Alors... Permets-moi de te dire que c'est tout à ton honneur, cette culture intensive du doute. J'encourage, d’habitude, fortement la zététique. Mais, là, bizarrement, le temps nous est compté ! Tu as vue ta tête, ton âge ? La mort, l'arrêt final, tout ça te parle, ou pas ? Faut sauver tes miches, mec !

    – J'essaye déjà de dealer avec le fait d'avoir raté ma vie. Et toi, tu me parles de mourir… J'ai encore un peu de temps, non ?

    – Mais non... Tu n'as rien raté du tout... Ça ne veut rien dire. Rater, c'est une occasion. Et, si il existe une occasion, c'est qu'il y a, de fait, une autre option en miroir. Tant qu'il y a un choix, tout reste possible. Tu as vraiment tout oublié ? C'est flippant… Tu as dû bien en voir ? J'en suis tellement désolée.

    – Heu… Merci. Mais, tu sais, le temps m'a doucement habitué à mon sort. Tout n'est ça pas arrivé d'un coup.

    – Quand même, quand je pense qu'un jours, nous avons eu le même âge, au même moment. Et, là, je te retrouve, en thérapie, cinquante balais au compteur. Alors que, de mon côté, je pète la forme, du haut de mes vingt sept… La lose, fait chier…

    – Certes, mais je te le redis ; ça s'est fait petit à petit. Finalement, le choc, il a l'air plus dur pour toi ? Si je me fie à ton langage fleuri...


Johanna semblait sincère. Son émotion non feinte. Si tant est que mon âge avancé soit en mesure de déceler quoi que ce soit...? Pourtant, son histoire d'employée de l'AMST® était prodigieusement incroyable.

    – Je vois bien que tu ne me crois pas. J'en sais tellement sur toi. Pose moi une question à laquelle seule une amie très proche pourrait répondre.

    – Tu sais, j'ai beau faire le maximum pour me tenir loin des réseaux sociaux, ça n'empêche qu'une recherche, un peu experte sur le net, ne laisserait aucun mystère sur ma vie privée.

    – Ok. Et, de quelle manière, alors, puis-je te prouver ma bonne foi ?

    – Déjà, si j'étais sûr que tu sois réelle…


Je feignais, la paume en avant, une approche vers son front.

    – Toi, comme d'hab', tu cherches toujours un moyen de me tripoter !


C'est vrai, j'en reviens toujours à ça... Quelque soit l'angoisse, le soucis, le problème ou le vide omniprésent ; le plaisir est toujours le remède, la solution. Et, quel accès plus direct vers le plaisir, que le toucher ? Ma main gauche, comme aimantée, quitte son orbite initial en direction de sa poitrine. Sans le moindre mouvement brusque, je plonge, dans ses yeux, de toute la douceur dont je suis capable. Je vois ses pupilles délicatement se dilater. Deux petits trous noirs qui gonflent à mesure qu'ils aspirent la lumière tout autour. Une diffraction ambiante irradie maintenant son visage. Arc en ciels, auréoles diaphanes, autant de parures aux allures divines. De petits éclair lumineux, projetés par sa cornée humide, rebondissent sur ses lèvres ouvertes. Elle est magnifique. Je m'étonne, une seconde, de ne pas en avoir été frappé plus tôt. Mais, l'atterrissage de mon index sur son téton ferme, anesthésie soudain toutes réflexions parasites. À quel point il est dur ! Elle est tellement plus que, simplement, réelle. Ma main à couper que, chez elle, tout est vrai.

    – On dirait que tu me crois, maintenant ?

    – Oui, en tout cas, je le veux !

    – C'est drôle, tu me sembles moins vieux que tout à l'heure ?

    – Quelque chose change aussi, chez toi. Une sorte de maturité cristalline, je crois ?


Après des siècles d'attente, quelque chose venait enfin d'arriver. Une évidence, arrivée de l'extérieur, métamorphose à jamais mon intérieur. Le temps ressemble beaucoup à ton absence, Johanna. Et, il n'a pu s'accélérer que par mon manque de confiance. J'avais besoin de toi pour le remonter, l'inverser, l'annuler. J'étais si lourd, de toute mes certitudes, qu'il était devenu une sorte de mélasse. J'y passais mes journées, englué et confit. Et te voilà !

    – Quelque chose me tracasse quand même...

    – C'est normal. Tout ne peut se résoudre d'un claquement de doigt. Mais, si j'ai quelques réponses, je te les offrirais volontiers.

    – Je me demande si c'est cette affection qui nous unis, qui a pu dissoudre le voile du temps ? Et, si c'est-ce ce même processus, qui fut à la base de la création de la société des voyages AMST® ?

    – J'avoue que ce n'est pas ce que nous avons fait de mieux. Mais tu as vu juste. L'émotion est bien le carburant de ces voyages. Et, il coûte fort cher. C'était couru d'avance : tout ce qu'on peut créer, à terme, pourra se monnayer. Est-ce un problème pour toi ?

    – J'essaye de comprendre ce qui a merdé, chez moi. Pourquoi suis-je resté bloqué ici, à prendre de l'âge, seul et amnésique ?

    – Au service contentieux, ils pensent que tu as dû faire une fausse manip ?
    – Les cons. Toujours le truc pour botter discrètement en touche. Ils sont forts…

    – Je ne les ai jamais crus, t'inquiète. Mais, je te raconte pas tous les bobards que j'ai dû trouver pour qu'ils m'autorisent à continuer à te rechercher.


C'était si bon, de la retrouver, de sentir ma mémoire remonter à la surface, me libérer de ces pelures d'oignon temporel. Quand à savoir d'où venait mon oubli ? Je veux bien prendre ma part. Mais, honnêtement, je reste persuadé que nous avons trop joué avec le temps. Toutes leurs statistiques, à l'AMST®, censées nous en faire gagner, du temps, nous rendre plus performants, augmenter sans fin notre capital, tout ça n'a fait que rajouter de la pesanteur à nos parcours. Et, de ce que j'ai compris du vieil Albert ; temps, masse et vitesse, jouent à trois un drôle de jeu inextricable.

    – Et, si au lieu de repartir dans tes pensées, tu continuais l'exploration de mon intimité ? C'était très bon, tu sais !

    – T'es sûre que c'est le moment ?

    – Clairement ! Je te sens encore un peu fragile. Il faut consolider ton retour parmi nous ! Prends ça comme un acte thérapeutique. Il te faut plus de motivation, pour que ta raison quitte ces sales orbites. Alors, laisse agir mon attraction.


    Une sonnerie discrète stoppa net l'avancée de ma main. Deux phalanges seulement avaient franchi l'élastique de sa culotte. C'était triste, certes, mais rien ne pouvait encore présager de l'avenir ou, du non avenir, de notre aventure. Un incendie, tel que celui qui nous consumait, avait toutes les qualités requises pour durer toute une éternité.
    Je comptais une autre éternité et, le claquement de l’électro-aimant libéra le loquet de la porte d'entrée. Un gamin essoufflé se jeta à l'intérieur. Il repéra vite l'entrée de la salle d'attente, le reste de notre nid d'amour. Et, prenant appui sur les deux montants de la porte, comme pour reprendre son souffle, sa tête seule à l'intérieure de la pièce, la voix pleine de reproches, il nous dit :

    – Mais vous foutez quoi ?

    – Dites, jeune homme, la politesse, c'est possible, ou pas ?

    – Mais, on n'a pas le temps !

    – Encore ?

    – Ça fait des années que je vous cherche. C'était ma dernière tentative, avant qu'on ne me mette sur un autre dossier !

    – Heu.. Tu bosses aussi à l'AMST ?

    – Pas tout à fait. Je suis dans un organisme de régulation des voyages temporels. Nous avons complètement pollué l'espace temps. Trop d'affect balancés à tort et à travers. Toutes les agences ferment... Vous devez rentrer, immédiatement !


Encore un coup dur pour Johanna. Elle était sous le choc.

    – Nooon ! Mais, j'adore tellement le concept. S'aimer, tout ça... Et, il faudrait qu'on y renonce ? Vraiment ? Pour sauver... l'univers ?

    – Je sais, c'est dur. Mais, regardez-vous. Vous ne ressemblez plus à rien !


Je me tournais vers Johanna. Non, elle était toujours rayonnante de beauté. Le gamin prétendait que nous avions, genre, 107 ans. N'importe quoi... C'était son manque d'amour, à lui, à n'en pas douter, qui faussait son regard. Il nous voyait flétris, le sale mioche. Il avait beau essayer de s'en cacher, son dégoût, devant nos faces, transpirait entre ses mots. J'aurais voulu lui faire comprendre, partager avec lui la chance que nous avions de pouvoir glisser, doucement, derrière le voile du quotidien.

    – Tu sais, la vraie machine à remonter le temps, rien ne peut l'arrêter. Et, ta motivation pour nous retrouver, qui me touche énormément, pourrait bien...

    – Heu… Je ne voudrais pas vous décevoir mais, c'est simplement ma façon de bosser. Vous êtes un dossier ouvert. Et, je ne laisse jamais un travail en plan avant qu'il ne soit clos, classé, rangé. Surtout une veille de week-end. Alors, bougez-vous, sinon, je vais encore rater l'afterwork !


Ce type ne pensait qu'à comptabiliser, ses heures, ses dossiers, le nombre de pintes qu'il pourrait descendre, les chiffres de ses concurrents à dépasser.  Effectivement, notre histoire n'était qu'une variable dans son monde d'équations. Nous aurions dû être fou de rage. Nous n'étions fous que d'amour. Et, plus mes yeux plongeaient dans ceux de Johanna, plus la pièce devenait lumineuse.

Je mis un instant à comprendre ce qui se passait. À premier abord, je cru que les murs irradiaient de l'intérieur. Mais, il devenaient simplement transparents. Le temps se condensait, se contractait. Toutes les époques, toutes les saisons, que cet endroit avait accueilli, se révélaient à nous. Il était une fois, ici, une lande vide, de basses herbes dansaient dans le vent. Il était un jour où, ici, la pluie avait cédée la place au soleil. Alors, il fallait bien que les murs d'aujourd'hui laissent transparaître le passé. Et, c'est ce qu'ils faisaient, de bonne grâce, en devenant translucides.
Sans bouger, d'un regard, nous avions recrée ce passé. Pourquoi partir, quand toutes les époques se rejoignent pour nous accueillir ?
Johanna me souffla doucement à l'oreille :

    – Il va falloir que tu dises au bon Docteur que, dorénavant, nous ne quitteront plus sa salle d'attente.

    – Je sais bien. Dire que son seul but était de m'en éloigner pour, qu'enfin, je prenne ma vie en main. Pour qu'enfin, je trace ma route.

    – Pour aller où ?

    – Bonne question. Me bâtir un destin, si j'ai bien compris ?
    – Et, pour se faire, le mouvement est requis ?

    – Oui.

    – Tu le crois ?

    – Tout ce que je sais, c'est que, toute aventure, ici, a une fin.

    – Heureusement, nous ne sommes plus d'ici !


06 avril 2019

La fille de la sorcière

Défi Babélio avril 2019
Maman a fait une de ces têtes, quand je lui ai dit que j'étais en couple. Elle n'a pas crié. Elle ne crie que très rarement. La plupart du temps, elle garde un sourire lumineux, quelques soient les évènements. Mais là, j'ai vu son visage prendre une expression que je ne connaissais pas chez elle. Ça n'a duré qu'un instant. Comme une mèche de cheveux, que la brise bouscule, imperceptible et fugace. Un instant d'inattention aurait suffit pour passer à côté. Alors, cette vision, saurais-je jamais si c'était réel ou simplement un rêve ?

Voilà, j'ai cru voir son teint pâlir, prendre l'aspect d'une terre stérile. Ses yeux, de la lave. Et, comme un cri abyssal, sortir, en silence, d'une bouche devenue difforme.
Mais, une fraction de seconde plus tard, ses lèvres avaient repris leur air accueillant. La terreur n'a pas eu le temps s'installer en moi. C'est sûr, je dois l'avoir inventé. J'invente tellement de choses.

Puis, d'une voix très calme, maîtrisée, avec le soupçon de rigidité et de sécheresse, nécessaires pour appuyer ses propos, elle m'a dit :

- Sophie, tu as douze ans. Sois un peu raisonnable. Tu as bien le temps pour ça.

C'était définitif, construit, logique, implacable. Je ne pu qu'acquiescer. Elle a toujours su ce qu'il me fallait, m'a toujours donné le meilleur. Elle me lâche, avec précision, les centimètres de corde qui me feront me sentir libre. Mais, pas assez pour flirter avec le danger. J'ai mon portable, mon laptop, je mange seule, devant mes séries préférées. Dans l'enceinte de notre foyer, j'avoue, je me sens comme une princesse.
Dehors, je rase les murs. En rentrant aussi vite que possible.

J'avais pourtant commencé à traîner, depuis que j'étais avec Armand. J'adorais ce gars. Mignon, intelligent et très doué en dessin. Heureusement que Maman m'a réveillée. J'étais complètement sous son emprise, une vraie bollosse, addicte à la cam de ses yeux, à son odeur. Même sa simple présence me déglinguait les hormones.
Heureusement, Maman veillait :

- Sophie, si il t'aimait vraiment, il te tiendrait la main dans la cours.
- C'est vrai qu'il me lâche toujours la main dès qu'on approche du bahut.
- Et puis, il te présenterait à tous ses amis.
- C'est vrai qu'il fait son timide, ça me saoule.
- Le vrai amour doit s'ancrer dans la réalité, sinon, il reste virtuel.
- Trop.

Le lendemain, j'ai rompu avec Armand. Sérieux, un gars qui sait pas s'affirmer, non merci.

Avec Maman, on est pareilles, les mecs, ça défile. Enfin, surtout elle… Au début, quand on a dû se séparer de Papa, elle restait discrète. Mais depuis un an, elle se lâche. Finis, les rendez-vous en douce, maintenant, elle les ramène à la maison. Si, au moins, elle m'écoutait, quand je lui donne mon avis sur l'absence de ces qualités, qui feraient que, peut-être, on réussirait à les aimer, à les garder.
Mais elle n'en fait qu'à sa tête. Et, la conséquence est immédiate ; ici, les hommes ne font que passer, l'espace d'un instant et, ils disparaissent tous, vite fait bien fait, loin de ma vue.
Mais, je crois que je n'ai jamais connue Maman triste. Chez nous, on se remet vite. Ça sert à rien de s'apitoyer, la vie est courte !

Un jour, j'ai capté un bout de conversation. Les voisins parlaient entre eux, dans le couloir. J'ai cru discerner "blablabla… la fille de la sorcière… blabla...". Mais, en arrivant à leur hauteur, ils se sont tus immédiatement. Je ne suis pas parano mais, j'ai comme la certitude qu'ils parlaient de moi.

- Maman, tu vas pas croire ce que disent les voisins…
- Tu sais, les gens sont bêtes. Le mieux, c'est de leur sourire et de passer son chemin.
- Mais, tu veux pas savoir ?
- Alors... Voyons voir... si je devine ? Ils ne me traitaient pas de sorcière, par hasard ?
- Trop ! J'hallucine que tu aies trouvé du premier coup.
- Donc, maintenant, dis-moi, qui c'est la plus forte ?
- C'est moi !
- Presque. Allez, il te reste une chance.
- C'est maman !

Vraiment, je suis tellement contente de ma vie. Et de savoir que ma mère sera toujours là, pour me tirer des pièges que je ne suspecte pas encore ; ça me donne la force, la confiance. Alors, je sens une puissance créatrice incroyable bouillonner en moi. Elle qui aime lire, je lui fais des romans, des poèmes. Je lui dessine des tableaux et confectionne toutes sortes d'objets, au design parfait et exigeant, pour décorer notre foyer. Toutes ces créations étonnent les gens, surtout quand ils songent à ma jeunesse. Certains; même, ne se cachent pas pour me trouver un peu étrange. Prétendent que mon talent artistique n'est pas naturel ? Les jaloux !

Heureusement, mon caractère enthousiaste et énergique m'attire plein d'amies parmi les filles de ma classe. Alors, je me sens comme une cheffe de bande, c'est assez grisant. Mais, je préfère ne pas trop m'étaler sur ce côté de mon existence, avec Maman. Quelque chose me dit qu'elle n'apprécierait pas trop. Je le vois, quand je m'enivre trop de joie, pour un de ces cadeaux inattendus, que la vie m'offre régulièrement, à son ton rêche :

- Allons, ne fais pas ton ado hystérique, tu es ridicule, ma fille.
- Mais, elle est trop belle, cette guitare !
- C'est qu'une guitare…

Hier, pourtant, quelque chose s'est fissuré dans mon âme. Malgré un réveil parfait, un trajet avec le dernier album de mon groupe préféré. Malgré l'air doux et mon tram, à l'heure, qui me dépose à cinq minute du Collège, j'ai senti un froid terrifiant venir se glisser dans mes veines. À mesure que j'avançais dans le couloir, que la porte de ma classe grossissait, l'oxygène semblait se raréfier.
J'en avais à peine franchi le seuil et, tout de suite, j'ai senti qu'un drame allait s'annoncer. La prof principale me regardait, fixement, avec un air triste qui ne lui allait pas du tout. D'habitude, c'est une vacharde de première, qui ne laisse rien passer. Mais, là, on aurait dit qu'elle me plaignait, du fond du cœur. Elle en avait donc un ? Et les copines, c'était l'apocalypse des mouchoirs en papier. J'ai failli rire devant la corbeille qui débordait. De ces rires d'enterrement, qui viennent d'on ne sait où, comme des tsunamis de chair, des vagues chaudes, des fièvres de sang. Ces trucs qu'on ne devrait pas faire, mais qui font tant de bien.

- Julie, il s'est passé quelque chose... de terrible.
- Heu... Je crois que tout porte à le croire, vues vos têtes !
- Tu as raison, nous devrions faire preuve d'un peu plus de tenue.
- Non, pardon, je ne voulais pas vous faire de reproches.
- Sache que ce qui s'est passé, ce n'est la faute de personne. Vraiment.
- Peut-être pourriez-vous me dire de quoi s'agit-il ?
- C'est que… C'est dur… C'est à propos d'Armand.
- Armand ? Il est encore allez pleurer que sa vie est foutue depuis qu'on s'est quittés ? Quel loser...
- N'était-ce pas toi qui… Peu importe. Non, ce n'est pas ça. Enfin… Il a... disparu.
- Disparu ? Comment ça, disparu ?
- Ses parents le cherchent depuis deux jours. Il reste introuvable.
- Je veux bien vous aider à le chercher mais je n'ai aucune idée d'où il peut être ?
- C'est qu'on commence à envisager le pire.
- Pire que de disparaître ?
- Oui, bien pire. Il y avait des signes étranges, gravés au canif, dans le bois de son bureau.
- Vous devriez demander à ma mère. Elle a étudié beaucoup de langues anciennes.
- Merci, c'est une piste à creuser. Je transmettrais l'information.

Du coup, j'ai gagné une journée de repos. Les adultes sont bizarres, je n'ai rien fait pour être fatiguée ? Mais, c'est toujours bon à prendre. Il fallait, maintenant, que j'aille au boulot de Maman. Je ne supporte pas d'être seule à notre appartement, impossible. Maman dit que c'est normal, à douze ans, je suis encore trop petite. Ouf ! J'aimerais pas être anormale.
Sa réaction, par contre, m'étonna, quand je lui racontais toute l'affaire :

- Tu leur a dit quoi... ?
- Ben, de venir te montrer les signes que Armand a gravés ?
- Oui, j'avais compris.
- Ben, pourquoi tu me demandes ?
- J'aurais préféré avoir mal compris…
- J'ai fait une bêtise ?
- Oui, enfin, non… Tout va bien. J'ai simplement très mal dormi cette nuit.
- Tu veux un câlin ?
- Un...? Allez, pourquoi pas ?

Avec Maman, on règle tous nos soucis personnels avec des câlins. C'est carrément magique. Si ça pouvait marcher avec tout le reste ? Par exemple, j'ai beau me creuser la tête, je ne comprends pas pourquoi j'aurais dit une bêtise. Je ne comprends pas non plus pourquoi elle dort mal. On a tout pour être heureuses. Et aucun homme au milieu pour gâcher notre bonheur.

- Sophie, demain, je t'accompagne au Collège. Ta prof veut me voir.
- Qu'est-ce qu'elle te veut ?
- Rien de grave. Parler, tout simplement.
- Ouais, enfin, parler de moi... J'ai pas cinq ans, tu peux me le dire.
- Ben, si tu le sais, pourquoi tu demandes ?
- Ben, j'aurais préféré me tromper !
- Ah ! c'est malin… Ravi de voir que tout ça ne te prive pas de ton sens de l'humour.
- T'as vu, j'applique tes conseils tout le temps.
- Oui, j'ai vu… Tu sais, parfois, les mamans, ce qu'elles disent…
- C'est pas toujours très poli !
- Heu, oui… C'est vrai. Mais, surtout, c'est lié à des circonstances très particulières et ne doit pas être appliqué partout, sans discernement.
- Discernement ? J'ai pas encore vu ce mot. C'est quoi ?
- On arrive. Je vais être en retard au rendez-vous. On en reparle ce soir. Bises

Pendant que maman allait au bureau des profs, je retournais en classe. Avec moins de joie qu'avant. J'avais beaucoup de mal, depuis la scène des larmes, à supporter mes amies. Elles étaient trop gluantes comme des tas de pots de miel trop gluants ; je supporte pas le miel. Du coup, l'après-midi fût interminable. Et, c'est avec une impatience, franchement très voyante,  que j'attendais la fin de la réunion de maman ; je trépignais devant la porte, comme un petit chien, aboiements compris ! Il fallait absolument que j'arrête de faire ma folle, avant qu'elle ne sorte. Quand elle me voit comme ça, je suis bonne pour une séance de parlotte sans fin, pleine de mots compliqués, que j'ai pas encore vus.
Mais, la porte s'ouvrit et c'est une maman en larmes que je vis sortir.

- Ben Maman, t'es triste ?
- Ah, tu es là ? Non, non, c'est rien. La fatigue.

Décidément, cette maudite fatigue, il va falloir que je lui règle son compte au plus vite.
Je sais pas si je vais trouver un sort, dans le bouquin que je lui ai piqué ? En plus, j'ai aucune envie de ressentir ce truc glacé de l'autre fois. Après, y'a pas forcément de lien ? C'est juste que le sort pour Armand, il devait être un peu trop fort, pour moi. Alors que, un sort de sommeil, c'est tranquille. Ça peut pas faire de mal...
Je crois ?

30 mars 2019

Art Noir (suite)

J'arrive, en fin d'après-midi, au 14 rue Vaugirard. J'espère qu'il n'est pas trop tard. J'aurais sûrement dû attendre demain mais, le message, m'invitant à venir expertiser un appartement abandonné, plein de tableaux et autres œuvres hétéroclites, a piqué ma curiosité à vif.
Je débarque directement de province, où ma profession m'appelle souvent. Et, retrouver figure humaine, après quelques six heures de trains, ne fut pas une mince affaire. Douche, maquillage, tailleur strict, personne n'y verra rien, de mon intérieur à moitié éteint. Je m'habitue même au haussement d'épaule, qui me prend devant le miroir, quand je me vois obligée de m'habiller comme ma mère. C'est que je n'ai pas trouvé d'autre solution, pour éviter que ma jeunesse ne freine trop vite l'enthousiasme suscité par la lecture de mon cv. N'ayant vécu que pour les études et, n'étant pas du genre à me reposer sur mes lauriers, je conçois que ma carte de visite puisse sembler bien remplie en regard de mon âge.
Joie, Denis Maillard, mon correspondant, ne fait aucune remarques déplacées, en m'accueillant en bas de l'immeuble.

    - Mademoiselle Bertin, ravi. Allons au Petit Suisse, nous y serons plus à l'aise pour que je puisse vous exposer l'affaire en détails.


L'homme marque des points. Il est bien bâti, d'après ce que laisse deviner son costume léger. Et sa courtoisie ne semble pas cacher de mauvaise intentions. En rentrant dans le café, il salue amicalement le patron et s'inquiète de moi.
    - Je vous précède, montons. La salle du haut est, à cette heure-ci, tout à fait calme et tranquille.


Je regrette un peu mon tailleur car, l'escalier est assez raide. Mais, comme il a eu la bienséance de passer devant, ma culotte ne craint l'indélicatesse d'aucun regard égaré. Le tissu de ma jupe remonte haut sur mes cuisses, je suis bien, confiante, presque en vacances, en cet instant. Alors, autant profiter de chacune de ces marches complices, de chaque frottement, en me disant que finalement, cette culotte, j'aurais bien pu m'en passer, tellement l'air est doux, tellement Denis est dans l'air de me plaire.
Malgré mes séjours, dans la plupart des moyennes et grandes villes de France, il n'y a qu'ici, à Paris, que je ne ressente cette excitation si particulière. Pour peu que l'on soit capable d'en reconnaître tous les pièges, que sèment à l'envie les oiseaux de mauvaise augure, attirés par cette ville de lumières ; ici, tout paraît possible.

L'étage du café est désert, le beau temps ayant jeté tout le monde en terrasse. Nous en ferons notre domaine pour les heures qui viennent. Car, Denis est bavard. Et, c'est vrai qu'il en a, des choses à dire. Il me parle de sa voisine, grande voyageuse, un peu snob et solitaire. Elle lui a laissé un double de ses clés, après une alarme au gaz qui a bien failli l'obliger à sérieusement raccourcir un de ses périples au bout du monde. Ce qui, pour elle, équivaudrait à la pire des catastrophes.

Il m'avoue y avoir pénétré en son absence. Sans plus de gêne, au détour de la conversation. Que cette femme mystérieuse prête à toutes les extrapolations lui suffit amplement pour justifier cette incursion dans son intimité.

    - Je suis sûr que vous auriez fait de même. Il fallait que je vois, de mes propres yeux, son intérieur.


Denis a un naturel déconcertant. D'un mot, il paraît près à convaincre n'importe qui du bien fondé de la plus osée de ses actions. Du moins, je le trouve, personnellement, tout à fait convainquant. Et, j'espère, plus tard, ne jamais avoir à regretter cette puissante première impression. Celle qui naît du fond de ses pupilles incandescentes, dans les replis de sa voix grave. Un timbre rugueux, juste ce qu'il faut pour exhaler la violence de ses expériences, sans le moindre début de déchéance. Qui ne chercherait pas la sécurité de ce corps d'aventurier, emballé dans les plus fines étoffes de couturier ?

Un petit bout de textile, que j'ai, pour une fois, eu la sagesse de garder, me rappelle qu'il est grand temps de me reprendre, avant que cette histoire ne finisse à vau-l'eau.
C'est en ces moments-là que je sens bien qu'un peu de maîtrise serait de mise, si je veux mener ce contrat à terme, correctement et rapidement. La fatigue me rendant excitée comme une puce et de moins en moins pertinente, professionnellement, j'entends. Une sorte de cercle vicieux m'entrainant de fatigue en dérapage, vers toujours plus de fatigue et de dérapages...

    - Quand avez-vous vu votre voisine pour la dernière fois ?

    - C'était il y a un mois environ. Elle tenait des discours un peu incohérents. Une culpabilité la rongeait.

    - A-t-elle précisé ce dont elle se faisait reproche ?

    - J'ai cru comprendre que c'était à propos de bibelots qu'elle ramenait, parfois, en douce, de ses voyages. 
De là, ma visite inopinée chez elle. Pour voir si elle n'avait pas commis l'irréparable ?

    - Le portrait d'elle que vous m'avez dressé montre plutôt une femme solide. Vous la croyez sincèrement capable de ça ?

    - C'est vrai que ça ne lui ressemble pas. Mais, avec l'âge, la maladie et la solitude, les gens changent.

    - J'avoue manquer d'expérience en ces domaines. 

    - Certes, vous donnez l'impression de croquer la vie à pleines dents.


"Croquer la vie à pleines dents", je ne sais pas si je devrais en rire ou m'en inquiéter. Pourtant, je suis habituée, traînant parmi les antiquités toute l'année et me tapant plus de vieux que la morale ne le permet, à ces expressions surannées. Je décide donc que c'est mignon, en essayant quand même de me libérer de la vision de cette bosse dans son pantalon, que m'offre le parement de verre transparent qui chapeaute notre table de bistrot. Je lui fais de l'effet. Il faut que ça me suffise, pour l'instant ; que je reprenne le fil de l'affaire... L'autre affaire.

    - Par contre, je meure d'envie d'inventorier la caverne qu'elle s'est confectionné au fil des ans.

    - Alors, finissons vite nos verre et, en route !


En sortant du café, dans la lueur presque horizontale mais, encore bien brûlante, de cette fin de journée, je sens mes jambes vaciller. Est-ce la fatigue, l'espoir de découvertes ou la silhouette de M. Denis Maillard, qui ouvre la marche quelques pas devant moi, la fesse ferme et décidée, je ne saurais dire ? Le cocktail des événements récents est, de toute façon, fort à mon goût et, je retrouve vite l'énergie nécessaire pour poursuivre cette aventure.
Mais, mes convictions, d'un coup, me quittent violemment. Le sol se dérobe. Je viens de buter sur un bout de trottoir. Comme disait ma grand-mère : " C'est en marchant la tête en l'air qu'on finit le cul par terre ! "
Ce cher Denis, au son de mon corps stoppé par les pavés, s'empresse de venir m'aider à me relever. Heureusement, pas de mal, si ce n'est un talon cassé. Mon sauveur semble avoir plusieurs paires de bras car, il se charge de mon sac, de mon escarpin et d'un bout de ma dignité que je lui cède volontiers.
J'arrive donc sur les lieux à moitiée dans ses bras, ravie. Son appartement et celui de sa voisine sont au deuxième étage ; l'état de grâce n'aura duré que trop peu.

    - Si vous le voulez, je vous laisse seule à votre expertise et je vais chez moi réparer ce talon ? Je reviendrai vous chercher lorsque la répartition sera finie et, nous pourrons peut-être souper ensemble ?


Je rougis immédiatement, en écoutant mourir le son stupide qui sort de ma bouche sans prévenir. Mais quel gloussement de cruche… Je crois qu'il a dû percer mon identité secrète. Oui, j'aime un peu trop ça. Bref, je m'empresse de tout accepter, de ses propositions, en pack complet et, rentre presque en courant chez Mme la Voisine. Je note en passant qu'il ne m'a jamais donné son nom, étrange ?

J'entends la porte se fermer derrière moi. Je me retourne pour appuyer sur l'interrupteur qui doit trainer pas loin de l'entrée. Et, réussit, un peu par hasard, à allumer la lumière. De l'intérieur, la porte est comme capitonnée, très épaisse. Un tableau de femme quelques centimètres au dessus du bouton ; surement la propriétaire des lieux, me dis-je, d'instinct. Aucun bruit n'arrive, ni du couloir, ni de l'extérieur. Ce silence, dans la capitale, me semble soudain un peu oppressant.

Réflexe d'époque, je cède au besoin de consulter mon portable, au besoin de me relier au monde. Comme une décharge électrique, un frisson désagréable me traverse la colonne vertébrale : Denis ne m'a pas rendu mon sac. Et mon portable était dedans. Je devrais rester calme car, la plupart de mes angoisses se révèlent, à chaque fois, infondées. Mon attitude équivoque l'aura lui aussi troublé, au delà des usages, vers une compréhensible distraction.

Je décide de me calmer en commençant mes fouilles. Et m'enfonce un peu plus en avant entre les cartons, colis, empilements de tableaux, qui ont rendu méconnaissable l'utilité première des pièces que je traverse. De ce qui fut un appartement, ne reste de visible que les plafonds. Si ce n'était le luxe des objets empilés partout, je me croirais dans l'appartement d'une déséquilibrée, profondément syllogomane. Si ce n'étaient les moulures, splendides, en haut des murs, je me croyais même dans un entrepôt de stockage.

Pour essayer de faire taire le malaise que me procure un tel endroit, je soulève le premier tableau devant moi. En constatant que je n'ai même pas un calepin pour noter quoique ce soit, j'ai bien envie de me gifler… J'ai, plus qu'à mon tour, cédée à toutes sortes de pulsions mais, me retrouver aussi démunie ; cette rareté devrait se fêter.

J'en étais à me trouver tout un chapelet d'insultes, toutes plus adéquates à ma bêtises, les unes que les autres quand, un détail du tableau me figea en pleine réflexion.
La scène représentait la rue Vaugirard et la terrasse du Petit Suisse. Pourquoi pas ? Mais, la silhouette de dos qui en passait le seuil, je n'ose y croire ; elle me ressemble carrément !  Si j'ose affirmer me reconnaître aussi bien, même de dos, la raison en est très simple ; c'est l'habitude. Je me suis tellement fait peindre, photographier, dans toutes les tenues, tous les sens, toutes les positions. Je me reconnaitrais les yeux fermés.
Je sais bien que, devant un tribunal, une personne de dos sur une photo priverait, de fait, toute application de la loi. Mais, ici, l'anachronisme frapperait même un néophyte. La scène est clairement fin XIXe. Un tel tailleur n'a aucun sens dans la composition.

La panique monte d'un cran. Je sens que ce qui se passe ici n'est pas normal. Me yeux scrutent le tableau et, pourtant, je mets un instant à réaliser que la personne, moi, n'a pas son soulier gauche au pied.
Mon ventre semble prêt à accoucher d'une terrible nouvelle. Quand l'incompréhension est trop forte, elle se transforme en douleur. Il faut que je sorte d'ici au plus vite.

Je me jette sur la poignée de porte, presque hallucinée. Quand nos pires doutes se cristallisent, c'est tout le corps qui souffre, abîmé par les coups d'une main invisible.
La porte est fermée à clé. Évidemment. Je tape du plus fort que je le puis dans la garniture qui, elle, encaisse en silence.

Peut-être, un loquet passé inaperçu ? J'inspecte la porte, rien. Parcours son huisserie, rien non plus. Ça ne peut être fermé que de l'extérieur.

C'est alors que je croise le regard de la femme du portrait. Elle a changé. Les traits de son visage sont plus fins. Elle est plus jeune, aussi. Beaucoup plus jeune… Mon cerveau refuse encore de l'admettre. Pourtant, la vérité, en boule de chair, m'étouffe. Oui, c'est bien moi, sur ce tableau. Aucun doute possible, ce coup-ci.
Alors, je hurle. Comme jamais je n'aurais cru pouvoir le faire, pendant qu'un voile noir trouble ma vision.

Il aura fallu presque une heure pour que je ne sois plus capable d'articuler un son.
La voix de Denis s'impose alors, sans que je ne sache d'où elle vient.

    - Allons, Johanna, comprenez-moi. Ma vieille locataire devait être remplacée. N'auriez-vous pas fait comme moi ?


Un murmure presque qu'inaudible sort de mes lèvres :

    -  Mais, je ne m'appelle pas Johanna...

25 mars 2019

Art Noir

Défi d'écriture Babélio
Bonjour, c'est avec beaucoup d'émotion, qu'au hasard des mes déambulations numériques, j'ai eu vent de votre défi d'écriture. Vous n'imaginez pas à quel point votre proposition résonne avec mon parcours personnel. Car, depuis quelques temps, me remonte en mémoire une bien étrange affaire. Tellement étrange, d'ailleurs, que l'idée même d'en relater l'intrigue à qui que ce soit m'en avait toujours semblée tout à fait inopportune. Notre époque, pleine de complot et de suspicions, pourra-t-elle en supporter d'avantage, avec l'aventure que je m'apprête à révéler ici ? Je l'espère de tout cœur.

Les fait remontent maintenant à un peu plus de dix ans. J'étais encore en parfaite possession de mes moyens. Avec l'insouciance et la témérité qui accompagnent l'illusion de la maîtrise des évènements. Mais, je ne cherche à m'accorder aucunes excuses, soyez-en sûre.

Si jusqu'ici, j'ai obéi à la plus grande des prudences en me taisant ; j'ai malheureusement dû en payer le prix le plus fort. La solitude, seule compagne dorénavant à mes côtés, m'est peu à peu devenue d'un commerce insupportable. C'est que, l'âge et la maladie, finissant de ronger une existence devenue si morne au regard de ce qu'elle fût, s'accommodent bien mal d'une absence totale de confident. Je revois, dans mes nuits de veille, mon entourage, prenant mon mutisme pour je ne sais quel affront, finir par se diluer dans la grisaille du quotidien qui est le mien depuis ces affreux évènements. J’eus beau préférer les savoir loin de moi, mais au moins, sains et saufs ; le poids de ma culpabilité n'a cessé de s'alourdir.

Ne vous méprenez pas. Je n'écris pas ici pour gagner une gloriole quelconque et, maudis par avance, son inévitable cortège de courtisans, avides d'en vouloir récolter quelques miettes. Je sens, simplement, mes heures comptées et, si faire se peut, il me semble important de mettre en œuvre mes dernières ressources pour tenter d'apaiser, autant que possible, une conscience fort chargée.
Ceci étant dit, permettez-moi d'en reprendre le déroulement des faits par le menu.

À la source de toute cette triste affaire, on trouve, rien de bien singulier ici, une curiosité à laquelle je n'ai jamais su résister. Possédant une rente que d'aucun qualifierait d'indécente, je passais le plus clair de mon temps, de musées en rétrospectives, de pays en continents, acharnée à satisfaire un insatiable appétit de découvertes. J'usais, par la même, un nombre conséquent de partenaire, las de respirer l'air immobile des enceintes culturelles. Alors, un jour, c'est définitivement seule, que je dû me résoudre entreprendre mes pèlerinages devenus vitaux.

Je ne sais quel vide pensais-je pouvoir combler mais, ma soif de voyage, de découvertes, de culture, semblait sans fin. À chaque voyage, mon appétit grandissait au lieu de se rassasier. Mon appartement n'était plus qu'une invraisemblable salle d'archivage, attendant son conservateur zélé, seul capable d'y mettre bon ordre. Je n'y faisais, de toute façon, que passer, pour relever un reste, anachronique, de courrier papier. Et, surtout, me délester des programmes d'expositions, des revues, et la foule de souvenirs autant coûteux que dispensables.

Dans toute cette effervescence, je commis ma première erreur ; oublier que les caméras de surveillance sont devenues monnaie courante et les sauvegardes, quoiqu'en préconise les textes de loi, illimitées, autant en temps qu'en quantité. Ici, je me dois bien de l'avouer, si tous mes souvenirs sont de fait, coûteux, cela n'implique pas forcément qu'ils fussent un jour offerts aux marchés de l'art. J'ai la main leste, que ne freine aucun respect servile des us, lois et coutumes. Et, si je suis tombée des nues en apprenant que la prise de photos, que ce soit d'œuvres ou de monuments, est soumise au droit d'auteur, et donc, régulièrement prohibée, je m'en suis vite remise.

Je m'interroge parfois, sur mon irrépressible besoin de posséder. Surtout que je n'ai personne avec qui partager les fruits de mon avidité. Ces étagères pleines de livres, ces cartons de bibelots, ces tableaux empilés en désordre, hurlent en chœur avec mon âme ; que vienne enfin cet alter-égo qui saura m'en faire jouir une fois encore, par ses regards émerveillés.

⁃ Ce que je trouve tout de même incroyable, c'est que pour quelqu'un qui souhaite se confier, vous semblez plus que prompte à tout recouvrir de ce fog Londonien du XIXe siècle, opaque et flou, d'où rien de clair ne semble jamais prêt à pointer ?
⁃ Je me demandais à quel moment vous alliez commencer à tiquer.
⁃ Qu'est-ce à dire ? Vous sous-entendez une possible entourloupe ?
⁃ Vraiment, au début, j'étais prête à tout. Tout dire, me montrer nue, dans une parfaite vérité.
⁃ Et…? Au fait, je vous en prie. L'inquiétude distille son poison et mon cœur se serre.
⁃ C'est que, d'abord, je voulais vous parler de ma relation, par trop intime, avec le fameux tableau de Courbet, "L'origine du Monde".
⁃ Soit, et… Il faut vraiment vous arracher les mots. Ne craignez vous pas d'en devenir terriblement pesante.
⁃ Bien, pour être, comme vous le souhaitez, des plus prosaïque, voilà : mes deux idées sont déjà prises.
⁃ Prises ?
⁃ Oui, prises, déflorées, violentées, exhibées, comme dire mieux ?
⁃ Par quels odieux personnages ? Nommez les et mon courroux les clouera sur un pilori tel que seule la pourriture de l'opprobre ne pourra les déloger.
⁃ Ben, pour Courbet, c'est Sflagg qui m'a dépouillée.
⁃ En même temps, il était là avant vous… Comment aurait-il pu savoir ?
⁃ Certes, j'ai moi même cru au hasard mais, attendez, l'affaire ne s'arrête pas là.
⁃ Un autre devancier ?
⁃ Pour le moins. Après une enquête exhaustive de plusieurs minutes, sur les liens plus que mystérieux, entre la plume totémique de Quetzalcoatl et le brevet de la glissière américaine, que ne m'aperçois-je donc pas ?
⁃ Heu, non, si en plus vous posez des questions, rien de bon n'en sortira. S'il vous plaît !
⁃ Voilà, voilà, gardez votre sang froid, vous en aurez besoin.
⁃ Nous parlerons de ma santé une autre fois, j'insiste.
⁃ Soit. Savez-vous comment Whitcomb Jusdson eut-il l'idée de la fermeture coulissante, en ce doux mois de mai 1893 ?
⁃ Nope.
⁃ Sa plume ! C'est sa plume, avec laquelle il écrivait, qui venait de se casser. Il se pencha alors, pour l'observer au plus près, dans un parfait élan de procrastination constructive. Et, lissant doucement les barbes disjointes, il nota qu'elles reprenaient miraculeusement leur forme originale.
⁃ Oui, j'aime bien faire ça, quand l'occasion se présente.
⁃ Et bien, c'est dû aux barbules munies de minuscules crochets.
⁃ Non ?
⁃ Si !
⁃ Et ?
⁃ Et bien, relisez attentivement l'exquis Laerte
⁃ Effectivement, son Zip vous coupe pas mal l'herbe sous le pied.
⁃ D'autant plus que j'étais bien partie pour révéler un complot mondial. La plume étant connue depuis des lustres, pourquoi attendre le début du siècle pour s'en inspirer ?
⁃ Diantre, vous me semblez prête à tout pour attirer une attention que vous prétendiez, de prime abord, maudire ?
⁃ C'est pas vrai.
⁃ Un peu quand même…

Ainsi va le monde de l'art, entre soif d'absolu et soif de reconnaissance. Dans une tension perpétuelle entre création et plagiat, usurpation et influence. Et si, d'éternité, flottaient en nos âmes, les royaumes des idées partagées, fait de la somme de tous les possibles ?