06 avril 2019

La fille de la sorcière

Défi Babélio avril 2019
Maman a fait une de ces têtes, quand je lui ai dit que j'étais en couple. Elle n'a pas crié. Elle ne crie que très rarement. La plupart du temps, elle garde un sourire lumineux, quelques soient les évènements. Mais là, j'ai vu son visage prendre une expression que je ne connaissais pas chez elle. Ça n'a duré qu'un instant. Comme une mèche de cheveux, que la brise bouscule, imperceptible et fugace. Un instant d'inattention aurait suffit pour passer à côté. Alors, cette vision, saurais-je jamais si c'était réel ou simplement un rêve ?

Voilà, j'ai cru voir son teint pâlir, prendre l'aspect d'une terre stérile. Ses yeux, de la lave. Et, comme un cri abyssal, sortir, en silence, d'une bouche devenue difforme.
Mais, une fraction de seconde plus tard, ses lèvres avaient repris leur air accueillant. La terreur n'a pas eu le temps s'installer en moi. C'est sûr, je dois l'avoir inventé. J'invente tellement de choses.

Puis, d'une voix très calme, maîtrisée, avec le soupçon de rigidité et de sécheresse, nécessaires pour appuyer ses propos, elle m'a dit :

- Sophie, tu as douze ans. Sois un peu raisonnable. Tu as bien le temps pour ça.

C'était définitif, construit, logique, implacable. Je ne pu qu'acquiescer. Elle a toujours su ce qu'il me fallait, m'a toujours donné le meilleur. Elle me lâche, avec précision, les centimètres de corde qui me feront me sentir libre. Mais, pas assez pour flirter avec le danger. J'ai mon portable, mon laptop, je mange seule, devant mes séries préférées. Dans l'enceinte de notre foyer, j'avoue, je me sens comme une princesse.
Dehors, je rase les murs. En rentrant aussi vite que possible.

J'avais pourtant commencé à traîner, depuis que j'étais avec Armand. J'adorais ce gars. Mignon, intelligent et très doué en dessin. Heureusement que Maman m'a réveillée. J'étais complètement sous son emprise, une vraie bollosse, addicte à la cam de ses yeux, à son odeur. Même sa simple présence me déglinguait les hormones.
Heureusement, Maman veillait :

- Sophie, si il t'aimait vraiment, il te tiendrait la main dans la cours.
- C'est vrai qu'il me lâche toujours la main dès qu'on approche du bahut.
- Et puis, il te présenterait à tous ses amis.
- C'est vrai qu'il fait son timide, ça me saoule.
- Le vrai amour doit s'ancrer dans la réalité, sinon, il reste virtuel.
- Trop.

Le lendemain, j'ai rompu avec Armand. Sérieux, un gars qui sait pas s'affirmer, non merci.

Avec Maman, on est pareilles, les mecs, ça défile. Enfin, surtout elle… Au début, quand on a dû se séparer de Papa, elle restait discrète. Mais depuis un an, elle se lâche. Finis, les rendez-vous en douce, maintenant, elle les ramène à la maison. Si, au moins, elle m'écoutait, quand je lui donne mon avis sur l'absence de ces qualités, qui feraient que, peut-être, on réussirait à les aimer, à les garder.
Mais elle n'en fait qu'à sa tête. Et, la conséquence est immédiate ; ici, les hommes ne font que passer, l'espace d'un instant et, ils disparaissent tous, vite fait bien fait, loin de ma vue.
Mais, je crois que je n'ai jamais connue Maman triste. Chez nous, on se remet vite. Ça sert à rien de s'apitoyer, la vie est courte !

Un jour, j'ai capté un bout de conversation. Les voisins parlaient entre eux, dans le couloir. J'ai cru discerner "blablabla… la fille de la sorcière… blabla...". Mais, en arrivant à leur hauteur, ils se sont tus immédiatement. Je ne suis pas parano mais, j'ai comme la certitude qu'ils parlaient de moi.

- Maman, tu vas pas croire ce que disent les voisins…
- Tu sais, les gens sont bêtes. Le mieux, c'est de leur sourire et de passer son chemin.
- Mais, tu veux pas savoir ?
- Alors... Voyons voir... si je devine ? Ils ne me traitaient pas de sorcière, par hasard ?
- Trop ! J'hallucine que tu aies trouvé du premier coup.
- Donc, maintenant, dis-moi, qui c'est la plus forte ?
- C'est moi !
- Presque. Allez, il te reste une chance.
- C'est maman !

Vraiment, je suis tellement contente de ma vie. Et de savoir que ma mère sera toujours là, pour me tirer des pièges que je ne suspecte pas encore ; ça me donne la force, la confiance. Alors, je sens une puissance créatrice incroyable bouillonner en moi. Elle qui aime lire, je lui fais des romans, des poèmes. Je lui dessine des tableaux et confectionne toutes sortes d'objets, au design parfait et exigeant, pour décorer notre foyer. Toutes ces créations étonnent les gens, surtout quand ils songent à ma jeunesse. Certains; même, ne se cachent pas pour me trouver un peu étrange. Prétendent que mon talent artistique n'est pas naturel ? Les jaloux !

Heureusement, mon caractère enthousiaste et énergique m'attire plein d'amies parmi les filles de ma classe. Alors, je me sens comme une cheffe de bande, c'est assez grisant. Mais, je préfère ne pas trop m'étaler sur ce côté de mon existence, avec Maman. Quelque chose me dit qu'elle n'apprécierait pas trop. Je le vois, quand je m'enivre trop de joie, pour un de ces cadeaux inattendus, que la vie m'offre régulièrement, à son ton rêche :

- Allons, ne fais pas ton ado hystérique, tu es ridicule, ma fille.
- Mais, elle est trop belle, cette guitare !
- C'est qu'une guitare…

Hier, pourtant, quelque chose s'est fissuré dans mon âme. Malgré un réveil parfait, un trajet avec le dernier album de mon groupe préféré. Malgré l'air doux et mon tram, à l'heure, qui me dépose à cinq minute du Collège, j'ai senti un froid terrifiant venir se glisser dans mes veines. À mesure que j'avançais dans le couloir, que la porte de ma classe grossissait, l'oxygène semblait se raréfier.
J'en avais à peine franchi le seuil et, tout de suite, j'ai senti qu'un drame allait s'annoncer. La prof principale me regardait, fixement, avec un air triste qui ne lui allait pas du tout. D'habitude, c'est une vacharde de première, qui ne laisse rien passer. Mais, là, on aurait dit qu'elle me plaignait, du fond du cœur. Elle en avait donc un ? Et les copines, c'était l'apocalypse des mouchoirs en papier. J'ai failli rire devant la corbeille qui débordait. De ces rires d'enterrement, qui viennent d'on ne sait où, comme des tsunamis de chair, des vagues chaudes, des fièvres de sang. Ces trucs qu'on ne devrait pas faire, mais qui font tant de bien.

- Julie, il s'est passé quelque chose... de terrible.
- Heu... Je crois que tout porte à le croire, vues vos têtes !
- Tu as raison, nous devrions faire preuve d'un peu plus de tenue.
- Non, pardon, je ne voulais pas vous faire de reproches.
- Sache que ce qui s'est passé, ce n'est la faute de personne. Vraiment.
- Peut-être pourriez-vous me dire de quoi s'agit-il ?
- C'est que… C'est dur… C'est à propos d'Armand.
- Armand ? Il est encore allez pleurer que sa vie est foutue depuis qu'on s'est quittés ? Quel loser...
- N'était-ce pas toi qui… Peu importe. Non, ce n'est pas ça. Enfin… Il a... disparu.
- Disparu ? Comment ça, disparu ?
- Ses parents le cherchent depuis deux jours. Il reste introuvable.
- Je veux bien vous aider à le chercher mais je n'ai aucune idée d'où il peut être ?
- C'est qu'on commence à envisager le pire.
- Pire que de disparaître ?
- Oui, bien pire. Il y avait des signes étranges, gravés au canif, dans le bois de son bureau.
- Vous devriez demander à ma mère. Elle a étudié beaucoup de langues anciennes.
- Merci, c'est une piste à creuser. Je transmettrais l'information.

Du coup, j'ai gagné une journée de repos. Les adultes sont bizarres, je n'ai rien fait pour être fatiguée ? Mais, c'est toujours bon à prendre. Il fallait, maintenant, que j'aille au boulot de Maman. Je ne supporte pas d'être seule à notre appartement, impossible. Maman dit que c'est normal, à douze ans, je suis encore trop petite. Ouf ! J'aimerais pas être anormale.
Sa réaction, par contre, m'étonna, quand je lui racontais toute l'affaire :

- Tu leur a dit quoi... ?
- Ben, de venir te montrer les signes que Armand a gravés ?
- Oui, j'avais compris.
- Ben, pourquoi tu me demandes ?
- J'aurais préféré avoir mal compris…
- J'ai fait une bêtise ?
- Oui, enfin, non… Tout va bien. J'ai simplement très mal dormi cette nuit.
- Tu veux un câlin ?
- Un...? Allez, pourquoi pas ?

Avec Maman, on règle tous nos soucis personnels avec des câlins. C'est carrément magique. Si ça pouvait marcher avec tout le reste ? Par exemple, j'ai beau me creuser la tête, je ne comprends pas pourquoi j'aurais dit une bêtise. Je ne comprends pas non plus pourquoi elle dort mal. On a tout pour être heureuses. Et aucun homme au milieu pour gâcher notre bonheur.

- Sophie, demain, je t'accompagne au Collège. Ta prof veut me voir.
- Qu'est-ce qu'elle te veut ?
- Rien de grave. Parler, tout simplement.
- Ouais, enfin, parler de moi... J'ai pas cinq ans, tu peux me le dire.
- Ben, si tu le sais, pourquoi tu demandes ?
- Ben, j'aurais préféré me tromper !
- Ah ! c'est malin… Ravi de voir que tout ça ne te prive pas de ton sens de l'humour.
- T'as vu, j'applique tes conseils tout le temps.
- Oui, j'ai vu… Tu sais, parfois, les mamans, ce qu'elles disent…
- C'est pas toujours très poli !
- Heu, oui… C'est vrai. Mais, surtout, c'est lié à des circonstances très particulières et ne doit pas être appliqué partout, sans discernement.
- Discernement ? J'ai pas encore vu ce mot. C'est quoi ?
- On arrive. Je vais être en retard au rendez-vous. On en reparle ce soir. Bises

Pendant que maman allait au bureau des profs, je retournais en classe. Avec moins de joie qu'avant. J'avais beaucoup de mal, depuis la scène des larmes, à supporter mes amies. Elles étaient trop gluantes comme des tas de pots de miel trop gluants ; je supporte pas le miel. Du coup, l'après-midi fût interminable. Et, c'est avec une impatience, franchement très voyante,  que j'attendais la fin de la réunion de maman ; je trépignais devant la porte, comme un petit chien, aboiements compris ! Il fallait absolument que j'arrête de faire ma folle, avant qu'elle ne sorte. Quand elle me voit comme ça, je suis bonne pour une séance de parlotte sans fin, pleine de mots compliqués, que j'ai pas encore vus.
Mais, la porte s'ouvrit et c'est une maman en larmes que je vis sortir.

- Ben Maman, t'es triste ?
- Ah, tu es là ? Non, non, c'est rien. La fatigue.

Décidément, cette maudite fatigue, il va falloir que je lui règle son compte au plus vite.
Je sais pas si je vais trouver un sort, dans le bouquin que je lui ai piqué ? En plus, j'ai aucune envie de ressentir ce truc glacé de l'autre fois. Après, y'a pas forcément de lien ? C'est juste que le sort pour Armand, il devait être un peu trop fort, pour moi. Alors que, un sort de sommeil, c'est tranquille. Ça peut pas faire de mal...
Je crois ?

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...on en cause ?