09 juillet 2020

Le RéZo

Image de l'extension "Memories"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Jérôme Pélissier,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)



    Je vais mieux. L'avalanche de courriers de soutien que j'ai reçu y est sûrement pour quelque chose. Moi qui me sentais seul… Belle surprise, joyeux étonnement ! Rarement aussi content de m'être trompé. En ce troisième millénaire de l'Ère de la Fusion, l'erreur ne fait pourtant plus partie de notre ADN ; la Greffe nous en préserve ! Dès le plus jeune âge, même avant l'implantation neuronale, nous vivons le plus possible en connexion maximale. En quelques millisecondes, n'importe qui peut vérifier, consulter, soupeser et rectifier toute information suspecte. Comment se tromper avec des outils tels que l'InfoCom ?


Pourtant, ce sentiment de grande solitude qui m'accompagnait tout le jours semblait si réel. Et curieusement, je n'ai effectué aucune recherche à ce sujet. Rétrospectivement, ma première erreur me saute au yeux. Valider un sentiment sans l'avoir fait auparavant évaluer par le Réseau. Pathétique ! J'avais pourtant tous les outils nécessaires à portée de main pour écraser ce constat incohérent. Mais je n'ai rien fait. Il y a encore quelques domaines où j'ai tendance à privilégier l'autogestion. Même quand les faits me contredisent. Pourtant, un ressenti n'a que la valeur qu'on lui attribue. C'est une information parmi tant d'autres, à prendre en compte, bien sûr. Mais ce phénomène ne signe que le refus de faire le deuil des fantômes d'une vie aux bifurcations erratiques. Voies de garage où d'obsolètes wagons finissent un jour, de gré ou de force, démantelés.


Évidement que je ne suis pas seul. Je ne l'ai jamais été et ne le serais jamais. Si l'humain existe, c'est qu'une relation aux autres, elle aussi, existe. Sinon, il dépérit et disparaît dans l'instant, lui et ses données corrompues. La seule solitude qui peut s'installer, elle ne peut venir que de soi. Et elle s'appelle "Refus de Connexion". Et le RedeC est sévèrement punie par l'Administration. Mais rien n'y fait, chaque année, à peu près un dixième des abonnés se retrouvent assignés à l'Avatar Orange. Le pire, c'est que ce signe de déchéance, qui devrait les faire réfléchir, ils en ont fait un signe de fierté. Je le sais car un membre de ma famille en fait partie. Il m'a fait promettre de respecter son anonymat dans mes futures live de confessions publiques, donc je n'en dirais pas plus. Je lui en veux quand même un peu d'avoir fait circuler mon identifiant, qui me sert aussi de pseudo (erreur de jeunesse), dans les listing de son organisation séparatiste. Et, encore une faiblesse de ma part, j'ai accepté une vidéo-conf avec eux… Et c'est pour ce soir !


J'ai donc approximativement quatre heures pour me bâtir une identité parallèle adéquate. Aurais-je le temps de me créer une réalité alternative homogène, à base de reconstitution 3D, un nouvel environnement et surtout, un nouvel avatar ? Il n'est pas question que quiconque puisse remonter jusqu'à ma vraie vie, jamais !
Alors voyons, qui serais-je dans mon nouveau monde ? J'aurais un chat, un Maine Coon. J'adore ces chats au port altier et j'ai toujours rêvé qu'il y en ai un qui vive à mes côtés ! Ce qui est pourtant tout à fait déraisonnable... Ils sont trop complexes à modéliser, leurs poils surtout ; ça va me faire crasher tout le système, le suivi d'impact sur une simple caresse dans leur abondante fourrure demandant des calculs abyssaux. Il faut que j'ai des fantasmes réalistes, c'est même une des premières Lois de la Greffe : "Tu ne rêveras que de ce que tu pourras modéliser en temps réel".


Parfois, je me sens terriblement frustré par l'Administration et sa kyrielle de Lois sans cesse augmentées. Je sens monter la folie du poisson rouge dans son bocal ; impossible de nager en ligne droite, dans un environnement trop petit qui génère pléthore de malformations de croissance. Et cette sphère qui m'oppresse, privée d'angles droits qui seuls pourraient mettre un frein aux résonances ondulatoire qui m'abrutissent, m'abandonnant exsangue, aux portes de la folie... Je crois que c'est la seule chose qui me plaît chez les Opposants, leur slogan : "Le Net est Rond" qu'on emploie toujours sous l'acronyme : "Le NeR".
C'est ça, je n'aurais pas de chat mais un poisson rouge dans un bocal. Le message est assez subtil, je l'espère, pour ne pas m'attirer les foudres des Gestionnaires du Flux, tout en sachant faire sourire les sympathisants. J'ai toujours eu ce besoin un peu lâche de vouloir à tout prix ménager la chèvre et le choux. Ne jamais m'impliquer, ne jamais prendre parti… Tout en étant de tous les mouvements.

Et voilà !  Comme à mon habitude, je ne respecte pas les protocoles de création d'univers alternés. C'est pourtant clair, il faut toujours commencer par définir sa charte graphique. Je vais prendre les deux couleurs complémentaires qui faisaient fureur au 21ème siècle : L'omniprésent Orange & Teal. Ça va me simplifier grandement la tâche avec tous les filtres gratuit qu'on trouve en ligne. Et ça donne encore de nos jour un bel effet, une impression de couleurs travaillées. J'ai un peu honte de réduire ma palette aux seules couleurs oranges et bleues, c'est tellement réducteur et irréaliste. Mais bon, je n'ai pas le temps de réfléchir, le flux de production est trop tendu. Et le réalisme, ça intéresse qui ?


Il me faut une famille aussi. Ça rassure de savoir d'où viennent nos correspondants. Une plante sans racine, poussant hors sol, bien alimentée comme le sont les usines à légumes des plaines espagnoles, ça ne nourrit personne. C'est du fake food, même en label Bio… Je mettrais Papa dans un grand cadre sur le mur. Ça lui ira bien, un grand cadre pour sa grande cravate, sa grande carrière, ses grandes idées aux grands coins carrés. Et pas question de redresser son cadre penché ; ça lui fera les pieds ! Pour Maman ce sera un tout petit cadre, évidement. Mais posé tout près de moi, me susurrant à l'oreille, quoi dire et quoi faire avec tellement plus d'impact que les grands cris du grand cadre. Prétendument sous la lumière de ma lampe, elle saura trouver l'ombre qu'il faut pour rester discrète.


Maintenant, il va falloir trouver un air de famille à cette tribu parfaite… Les temps anciens nous ont appris que nous sommes ce que nous mangeons. Mais l'on ne se nourrit pas que de molécules organiques. On se nourrit aussi et surtout d'informations, de photons, de vibrations. Nous aurons donc la tête de ce qui nous happe le plus clair du temps : un écran !
Et pour finir, on va donner un petit air vintage à tout ça. Un trait dessiné de peinture nostalgique qui pourra plaire au petits comme aux grands.

– Alors là, permettez-moi de vous féliciter : vous tenez quelque chose !
– Merci beaucoup, ça me touche, vraiment ! Mais vous savez, je le dois pour majeure partie au soutien inconditionnel de tous mes followers.
– Et modeste, avec ça ! Mais vous avez donc toutes les qualités !
– Je vous laisse l'entière responsabilité de vos propos !
– Ha ha ha !
– Hi hi hi !
– Et l'idée de génie d'étaler en long et en large sa vie privée sur les forums, chapeau l'artiste !
– Le Rézo, poto, le Rézo !
– Vous devriez en faire un jeu. Les gens adorent jouer. Ça les occupe !
– C'est pas bête. Mais j'ai peur qu'on s'y perde ?
– C'est à dire ? Il suffit de trouver des règles compréhensibles et une tranche d'âge-cible cohérente.
– Certes. Mais nous sommes déjà dans un jeu. Ça ferait un jeu dans un jeu. Et là…
– Heu… Pardon ? Nous sommes dans un jeu ?
– Oui, Dixit, ça ne vous dit rien ?

01 juillet 2020

Un dernier vers


Image de l'extension "Origins"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Clément Lefèvre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)


SOMMAIRE :

• Poème de Madame Sèche
• Dialogue entre Mme Humide et Mme Sèche
• Aparté de Mme Sèche
• Aparté de Mme Humide
• Conclusion de la Rédaction


Je traîne une ombre
À qui rien ne sourit
Une enfant sombre
Qui partout me poursuit

C'est un miroir
Sur qui tombe la pluie
Sans trop y croire
Je voudrais qu'elle m'oublie

Des cheveux sales
À l'orage soumis
Ultime râle
Pour nos coeurs endurcis

Cette tristesse
Prétendue mon amie
Ne me professe
Que de vagues insomnies

Mortes les fêtes
Où les robes jolies
Voilent en cachette
L'angoisse dans leurs plis

Je me retourne
Oubliant ses non-dits
Âme où séjourne
Une peine infinie

– Je veux bien, qu'en ces temps troublés il n'y ait rien de tel qu'un bon gros seau d'Häagen-Dazs, qu'un kilo de Chamallow, mais là… Tu pousses !
– Trop de rimes te chagrines ?
– Sérieux, ton poème, merde, c'est de la guimauve plombée... Je peux pas mieux dire !
– C'est mon cadeau… Pour mettre un peu de joie dans ta vie tellement abîmée…
– Je vois… Madame tente la catharsis ?
– Tu ne vas quand même pas te complaire sous cette ignoble météo ?
– Tu dis ça parce que tu n'as jamais aimée la pluie !
– Je dis ça parce que tu tires une de ces tronches, plutôt…
– Je m'appelle pas Pluto !
– Ouiiii ! C'est très bien, ça, l'humour en temps de crise. Je ne saurais que trop t'encourager dans cette voie !
– "Que trop", t'es sûre ?
– Ah ! Tu me mets le doute ? C'était pour appuyer mon propos mais en y réfléchissant bien, on dirait que ça  l'inverse ? Que tu es drôle quand tu veux ! Alors, pourquoi cette tête d'enterrement sous la pluie ?
– C'est ta faute, ma belle !
– Te serais jalouse de mon soleil, de ma prévoyance ?
– Tu sais où tu peux te les mettre, ton soleil et ta prévoyance ? Et je t'épargne le parapluie !
– Ah ? On ne répond pas à une question par une autre question !
– Et pourquoi pas ?
– Ben, ça fait pas trop avancer le schimlli... le cschhimilli…Schimilimili...
– Je peux déjà te dire que ta ref de vieux, ça ne touche qu'une troupette mort-vivante, échouée ici par quelques requêtes abscondes ?
– Hum… Soit. Tu n'es pas jalouse. Alors, pourquoi refuser mon offrande ?
– Parce que j'ai vu ton regard !
– De tristesse et d'inquiétude ?
– Que tu dis… Ou que tu crois ?
– Attends, je sais ce que je dis. Et je peux te garantir que je sais que je ne dis jamais que ce que je crois.
– Mouais… T'es surtout désolée que je fasse tâche dans ton paysage imaginaire où tout devrait être maîtrisé. T'es même capable de pré-supposer que j'ai moi-même attirée cette pluie qui partout me suit ?

oooOooo

Ah ! Cruels emberlificotages ! J'ai bien peur qu'elle n'aies pas si tord… Je voudrais tellement qu'elle soit heureuse. Au moins autant que je le suis moi-même. Alors, oui, je lui en veux, de ne pas juste essayer de faire autant d'efforts que j'en fais, pour l'aider à se réaliser via un épanouissement personnel adéquat.
Et puis, c'est tellement simple, quand il va pleuvoir, de prévoir un parapluie. Pour être tranquille, de contracter toutes les assurances possibles. Pas né celui qui me verra prise au dépourvu. En plus, ce n'est vraiment pas très compliqué. Si moi j'y arrive… Du coup, je me sens en droit d'envisager qu'elle le fasse un peu exprès, de se mettre dans la merde, juste pour me pourrir la vie. Elle qui n'arrive à rien avec la sienne. Sinon, se perdre sous la pluie.

oooOooo

Mais quelle rapiasse… Je lui demandais juste son parapluie. Pas de me pondre une pendule, ni une litanie de vers obscurs, encore moins de me prendre pour la pâte à modeler du moindre de ses désirs. Elle ne se rend même pas compte que son regard de jugement fâché produit sur moi exactement l'effet inverse de ce qu'elle souhaiterait. Mais putain, qu'elle rendre au plus vite dans son petit confort de coffre-fort mensualisé. Moi, sur ce trottoir, sous cette pluie, j'ai au moins compris qu'ici, on ne fait que passer.

oooOooo

Au moins, elle t'as fait un poème. Ce n'est pas rien un poème.  Malgré sa maladresse affligeante et sa tonne de dénis, j'ai vu en elle une vraie sincérité. Et tu es assez maline pour savoir fouiller sous la surface des êtres, toi qui n'as comme fortune qu'un esprit affûté ? Reproche lui tout et son contraire, mais je t'en prie, accepte au moins ces quelques vers. Eux seuls ont ce pouvoir rare, de réussir à nous unir, sans rien imposer ni demander d'autre en échange qu'un peu d'attention. Nous qui avons tout essayé, par les guerres et les lois, que nous reste-t-il à la fin, sinon la châleur d'un dernier vers ?