18 mai 2012

Quelqu'un de dos


Trop de nuages, elle n'ira pas à la plage. Pourtant le mercure indique sans nuance qu'il serait plus raisonnable de se jeter à l'eau, de flotter, porté par la mer, fouetté par des vagues volontaires ou aux choix giflé par les embruns. D'autant que la chaleur s'attaque à ma vue, mes mots, me chamboule. Tout autour de nous, le flou s'insinue doucement, plus rien n'est clair.
J'avoue, j'étais déjà dans le vague avant elle. Qu'elle n'ait pas ça à porter, elle si violemment légère. Je lui parlais, il était, si je me souviens bien, aux environs de midi. Elle ne disait rien. Déjà ses doigts glissaient, je dirais s'abîmaient, sur le plateau laqué d'une minuscule table ronde au pied sculpté d'acier massif planté dans cette jungle Art Nouveau qu'est la terrasse du Globe. J'étais volubile, à la limite de m'écœurer…
Je crois qu'à un moment elle a dit “Maintenant“. Et mes yeux n'ont plus fait le point. J'y voyais autant qu'elle parle, peu. Elle s'est levé en disant “Je vous suis“. J'ai sûrement dû buter du pied sur un obstacle invisible. En panne de mémoire ou de conscience ?
À mon réveil je marchais derrière elle. J'étais perdu sur le chemin quotidien qui nous mène où je vis. Et encore aujourd'hui, lorsque me vient ce petit bout de phrase : "quelqu'un de dos", c'est elle que je vois, sortant de sa robe. Elle poussait des brassées de lumière, tout simplement, comme aimantée par la chaleur. Sa peau lui suffisait, sous l'air lourd et marin du plus beau des après-midi de ma vie. Des racines de souvenirs emmêlés remontent le long de sa colonne vertébrale, tâtonnent entre ses omoplates. Non, dix ans ce n'est rien. Dix ans que l'image de son corps nourrit ce qu'elle n'a pas pris de moi. Je n'ai plus jamais vu, depuis elle, une femme aussi nue. J'entends parfois disserter sur l'importance du chemin. Mais à deux pas derrière elle, j'étais parfaitement arrivé. Le centre, le but, tout était là. Malgré notre marche, je crois que l'on bougeait pas. Je me rappelle sa main glissant sur le mur, et dans un instant qui fondait à vue d'œil, sa robe, appelée à finir en tapon.
Pourquoi, dans le même élan, puis-je affirmer, de tout ce qui me reste de raison, que nous ne bougions plus ? Ça durait, très précisément, depuis qu'elle m'avait glissé entre le cœur et l'oreille, sans se retourner, une histoire de fermeture à glissière brûlante : “Aide-moi, voilà, c'est ça“. Je ne peux expliquer autrement nos mouvements que par un léger déplacement de l'univers tout entier sous nos pas. Car quand on est arrivé où tout nous guidait, il ne faut plus... On ne peut plus... Même d'une phalange, bouger... De peur qu'une arythmie fâcheuse, impromptue, ne nous déporte à des années lumières, trop en arrière. Ou ne nous propulse vers d'autres galaxies trop en avant. Je me trouvais avec une certitude ahurissante pile à l'endroit qui m'attendait dés les débuts de l'invention du déplacement vertical, du premier souffle, de la première inspiration, pile au centre de tout, au bout du centre du monde qui nous portait.
Mais tout ça, ce ne sont que des mots, tout frais éclos. En vrai, il n'y a pas de mot. Et tout tangue, bouge et chancèle. Sa main flattait le sommier, mon passeport validé, elle m'appelait. D'un index qui ne laisse aucun doute, qui annule toute volonté, toute triste autonomie, elle ordonne que j'approche. Depuis que sa robe avait entamée sa chute, elle semblait infiniment libre et puissante. Pourtant, j'ai cru sentir, en la frôlant, qu'elle avait tremblé. Elle qui manœuvrait le plus doux des atterrissages, comme contre son gré,
étonnée, continuait à s'appuyer. Ou était-ce pour m'encourager ? Je devais de toute façon l'aider. Plonger mes mains sous sa robe, en haut des hanches. Poser ma bouche sur son épaule. Rejoindre son nombril et caresser son ventre. Bientôt remonter vers ses seins. La chaleur.
Parce que même les plus belles des robes ont un temps. 
Et aux pieds du lit, en leur heure, avec tout ce qui vit, dans un  souffle, elle meurent .

13 mai 2012

Le curieux paradoxe de la cacahouète



photo de Chouyo pour le jeu d'écriture des Mille Mains.

Pas de marche arrière possible. J’ai vendu, jeté, emballé, donné tout ce qui m'appartenait le jour où j’ai enfin décidé d’entreprendre ce voyage... sans un instant imaginer alors à quel point plus rien ne serait jamais comme avant. C’est en posant pour la première fois le pied sur cette terre étrangère que j’ai clairement senti que la déchirure était accomplie, la rupture totale. Aucun retour envisageable. Le coincé, le lâche terrorisé par le moindre changement, le casanier, le routinier, le frileux, celui que je croyais être s’était éloigné. La mue morte abandonnée sur le bord de la route disparaît par la fenêtre. J’ai tourné la tête, regardé ailleurs. J’ai vu autre chose, j’ai découvert quelqu’un d’autre. Celui que je quittais n’était pas moi, juste un rôle qu’il me paraissait pratique de jouer. Je me demande encore comment j’avais pu m'ankyloser sur ce personnage ? Ça rassurait un peu tout le monde, et moi en premier qui avait fini par arrêter de me demander tous les matins en chancelant devant le miroir de la salle de bain :

- Bonjour, mais qui es-tu aujourd’hui ?

Je m’étais persuadé, dans cette autre vie, que c’était moi, cette tête blasée, mal réveillée. Je trouvais ça normal vu qu’une autre journée pourrie recommençait. Tout était raccord. Je voyais l’univers entier tristement morose et immobile sans m’étonner une seconde d’être quand même obligé de courir toute la journée pour rester dans le cadre.

Je n’avais pas complètement tord, quelque chose ne bougeait pas. Mais ce n’était pas le monde autour de moi, c’était moi, le gesticulant immobile.

- T’es sûr que ça va, tu vas pas faire une connerie au moins ? S'inquiétaient mes amis quand je tentais de trouver en eux un appui, l’ultime validation de mes choix singuliers, un poids supplémentaire pour m’aider à boucler la vieille malle pleine de mes vieilles habitudes qui peinait à se refermer, qui rechignait à se voir stockée au grenier que personne ne visitait.

Maintenant je comprends mieux leurs réticences, c’est qu’ils étaient eux-même compris dans l’inventaire de ce bagage restant. Je n’osais partager avec eux cette réflexion tordue :

- Et si planter solidement en terre les piquets de notre indéfectible amitié, c’était vouloir conforter nos choix, symboles bancals du statut d’individus libres, conscients et autonome en oubliant vite qu’entre ces piquets, on pouvait aussi tranquillement baliser un pré carré de barbelés ? Ce que j’aurais appelé l’identité prison qui isole plus qu’elle ne défini.

Mais je n’arrivais jamais à partager ces hypothèses, tentatives de réflexions. J’avais toujours eu du mal à parler la bouche pleine, pleine de ces poignées de cacahouète que j’ingurgitais lors de la plus haute de nos activités humaines, l’apéro. Je souriais seul, c’était la  nourriture préférée de nos cousins les primates.

- Ben qu’est-ce que t’as à te marrer la bouche pleine ?

- C’est à cause du curieux paradoxe de la cacahouète !

- ???

- Non, rien, juste une connerie au taf aujourd’hui...

Le taf aujourd’hui, le taf aujourd’hui, le taf aujourd’hui...

Cette phrase résonne dans ma tête, tourne en boucle en grossissant. C’est comme une lame de fond qui monte de l’inconscient. Pire, il me semble l’entendre vraiment, de l’extérieur de moi-même ! Le taf aujourd’hui, le taf aujourd’hui !

Mais taisez-vous !

Par qu’elle magie me parle-t-on ?

- Hé ! T’as pas du taf  aujourd’hui !

- Hein ??? Je... Quoi ?

- Non...! Tu dormais devant ton écran ?

- Mais... Heu... Ah ! Non pas du tout, non non, t’as tout faux, je réfléchissais au choix de l’illustration de demain.

- Tu dormais !

Punaise, faut que j’arrête de mater les photos de Chouyo au bureau moi.

Vont finir par me virer...

09 mai 2012

Les nouvelles aventures de Bart & Lolita

- T'aimes le titre : "Les nouvelles aventures de Bart & Lolita" ?

- Ah non ! Y’a pas de Barthelemy et Lolita, jamais, tu peux pas envoyer ça à tes copines.

- D’abord c’est pas “et” c’est “&”, l’esperluette, ça fait plus classe, non ?

- C’est surtout un barbarisme que tu devrais employer avec parcimonie.

- Hé ! Tu sais bien que je suis une barbare, une rebelle et...

- Assassin de la morale et du français oui !

- Allez, pas d’inquiétude, je veux juste leur faire une petite surprise pour les voir crever de jalousie. On fait une soirée ici et après tu pourras retrouver ta solitude chérie.

- Lolita, si tu crois que je vais ouvrir ma porte à toutes les gamines du quartier.

- T’as aucune diplomatie, je suis plus une gamine.

- Ok, prouve-le. J’aimerais bien que tu me montres enfin tes papiers d’identité, pour rire.

- Je les ai perdus aux dernières vacances.

- Ah l’excuse... Je te vois, toi gamine, saoulée d'altitude du haut de tes escarpins, mais toi gamine de peplum. Fais gaffe, toi gamine tu pourrais vite glisser du haut de tes pyramides.

- Tu veux voir ? Les seules fringues de “gamine” que je porte, (d’ailleurs arrête de répéter ce qualificatif en boucle, on dirait une anaphore présidentielle !) ce sont mes culottes, que tu as pourtant l’air de trouver inspirantes. Chaque fois que j’en laisse traîner une, et hop, un tour de magie les fait disparaître.

- Arrête tes bêtises, je passe pas mon temps à les mater, les exposer, en faire quoi, des croquis ? Elles sont dans le placard... Que je n’ai pas pour vocation, entre parenthèse, de choisir comme destination... Ce qui sera ta seule victoire si tu continues à tout faire pour me mettre l’église et la maréchaussée sur le dos. On dirait que ça te suffit plus de glander avec moi sur le balcon quand les journées ensoleillées de printemps reprennent enfin leurs droits.

- J’ai grandi tu sais, quelle sortes d’impuretés te brouillent donc la vue ?

- Regarde aussi, toi, comme j’ai vieilli.

- Mais on a encore du temps quand même ?

- Plus trop, Lolita, plus trop...

- Alors on accélère ?

- Rentrons, le froid me tombe sur les épaules.

- Oublie-le, c’est juste le soleil qui se couche.

- Je sais bien, mais il a le même putain de goût amer que la faux qui me guette.

- Grossier bonhomme !

- Pétasse !

- Vieux con !

- Pisseuse !

- Je t’aime...



 Jeu du site desirdhistoires (qui n'est plus....)Les mots imposés pour la 64ème de Des mots, une histoire sont : diplomatieégliseinspirantecroquisvocationescarpinimpuretéaltitudedestinationesperluettesolitudeanaphoreparcimonieinquiétudeidentité – faux (outil) – surprisetourpapierporteassassinvacancesjalousieensoleillévictoirepyramide
 

04 mai 2012

Au centre de sa tornade



from summitpost.org
Il était tard sur les hauts plateaux baignés des restes d’un soleil fugitif, las de bégayer sans fin l'ancienne et terrible promesse vantant une improbable éternité au doux pelage merveilleux. Alors l’oiseau toxique dévoreur de temps bravant tout interdit balaya de tornades les préludes du grand duel, ce carnage annoncé dés les films muets, dessécha même le muguet qu’elle me glissait dans ses lettres. Je pouvais bien attendre qu’elle m’appelle...

De toute façon, elle va sûrement rigoler en répétant ce qu'elle me dit un peu trop souvent à mon goût :

- Putain, Éric t'es chiant, tu prends tout au dramatique. Tu n'arrêtera donc jamais tes délires ? Non, je n'étais pas sur je-ne-sais quels hauts-plateaux déclenchant je-ne-sais quelles tornades. J'étais au cabinets, au ca-bi-nets, bordel !

M'en fous, je lui répondrais que si elle voit pas le lien, ben elle ferait mieux de mettre du sent-bon !

 jeu d'Olivia Billigton -> mots imposés : tard – pelage – lettre – muguet – tornade – prélude – oiseau – temps – plateau – duel – éternité – bégayer – toxique – merveilleuse – soleil – film – fugitif – interdit – carnage

01 mai 2012

Grimace

Atelier d'écriture de SKRIBAN
collage urbain d’Ernest Pignon-Ernest
Je me rappelle très bien de la première fois où j’ai été obligé de prendre conscience de ma... différence. Je travaillais de nuit dans le bureau de rez-de-chaussée pendant que tout le monde dînait au premier. J’étais comme à l’accoutumée très en retard. La représentation en deux dimensions de formes complexes vues de profil était en train de me vriller le cerveau. Tournait en boucle dans ma mémoire la terrible déclaration du professeur, de cette logique impitoyable qui ne fit qu’éclairer encore plus l’amusant décalage avec les services d’orientation scolaire :

- Le dessin technique y’a des cerveaux qui vont pas aimer, c’est un don à la base, on n’est pas tous équipés pour.

L’année scolaire bien entamée, impossible d’arrêter la catastrophe pour aller faire des tonnes d’alexandrins avec les psychopathes inconséquentes (mais trop charmantes mademoiselles) amoureuses de littérature.

Non, nous on était en route pour bâtir les cités du futur, fallait pas déconner avec ça.

Mais punaise, quel vertige j’avais en comprenant à quel point je n’y comprenais rien. Je ne comprenais rien au besoin de bâtir, je ne comprenais rien aux outils mis entre mes mains, je ne comprenais rien aux formules, je ne comprenais rien aux émotions qui allaient et venaient sans raisons apparentes, me prenant pour un vrai moulin de chair, je ne comprenais rien aux rapports humains, aux structures sociales, aux finalités de cette course insensée.

Les questions s’accumulaient en désordre violent et total sans le début de l’ombre d’une réponse. Alors la représentation de l’intersection de deux tubes dont l’un possède un angle de 30° par rapport à l’autre et tout ça en vue droite projetée depuis la vue du haut...

Mais je commençais à travailler pour mon compte. J’affinais l’art qui j’en étais sûr me sortirait définitivement du néant où je croupissais. Pour ça j’avais juste besoin d’une surface réfléchissante. Et ce soir là ça tombait bien, la nuit avait transformé la transparence de la vitre qui me faisait face en un parfait miroir où seul mon visage éclairé se reflétait.

La pression qui montait depuis les débuts, depuis les premières rafales de cette conscience assassine autant qu’improbable, je pouvais enfin la juguler.

Je venais de rencontrer la grimace !

Avec elle, je pourrais tout affronter. Elle m’accompagnera en double fidèle jusqu’à la fin, sans jamais me trahir puisque par essence elle est l’image de la déformation infinie. Je croyais aussi qu’elle me rapprocherait des autres, épousant à l’envie toutes leurs pulsions, des plus secrètes aux plus terribles.

Je grognais, me tordant les traits à en être méconnaissable, en gonflais des parties, appuyais sur d’autres, mon visage transmuté en un caoutchouc au tranchant affûté. Ça sortait, des figures et des figures de monstres superbes et dramatiques. J’étais enfin ce dont j’avais eu si peur : toute une humanité perdue, dérivant dans un cosmos solitaire peuplé de déserts glaciaux.

Ce qui fit quand même bien rigoler famille et invités descendus pour me surprendre en plein travail, m’observant depuis trop longtemps pour qu’il m’en reste une once de dignité, par cette fameuse vitre donnant sur le jardin.

Depuis, je me cache.

La vitre de la salle de bain est mon dernier théâtre, mon public, mon médecin, mon autel, mon église, mon arène. Et jusqu’à hier soir, je ne m’en sortais pas si mal. Mais si j’ai pu minimiser la casse, affermir mes facultés dans ce pouvoir qui me permettait de lâcher des micros grimaces tellement hallucinantes et fugaces que n’importe quel passant n’en finissait plus de se demander si il avait rêvé ou quoi ? Hier soir donc, j’ai craqué.

La grimace a gagné. Je ne sais plus très bien les raisons, je me rappelle à peine que je venais de sortir de la station de métro. C’était la nuit. Je m’y sens comme chez moi, j’avoue l'imprudence. Je n’ai pas pu résister à cette superbe cabine téléphonique, une bonne grosse grimace en pied, qui aurait pu ?

Je lui ai tout donné, mon désarrois, mon désordre, mes défaillances, mes paniques, mes soucis. Ma terrible incompétence, ma petitesse, mes douleurs chroniques, mes amours ratés, que sais-je, tout.

C’était ma plus belle grimace, j’y avais mis tout mon corps, mes mains, mes yeux, ma bouche, tout était parfait, j’étais méconnaissable. A si bien imiter le Cri, j'étais devenu ce cri. J’étais enfin arrivé au but, j’étais un autre.

Et le reflet de cette chose que j’avais crée, en se voyant ainsi dans la vitre, s’est plus, s’est aimé.

Et en plein accord avec lui-même, il a décidé de prendre la dernière chose qui me restait : ma vie.

Maintenant, je sais ce que je suis. Je suis cet autre, figé en pleine grimace dans la vitre d'une cabine, pour l'éternité.