09 juillet 2020

Le RéZo

Image de l'extension "Memories"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Jérôme Pélissier,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)



    Je vais mieux. L'avalanche de courriers de soutien que j'ai reçu y est sûrement pour quelque chose. Moi qui me sentais seul… Belle surprise, joyeux étonnement ! Rarement aussi content de m'être trompé. En ce troisième millénaire de l'Ère de la Fusion, l'erreur ne fait pourtant plus partie de notre ADN ; la Greffe nous en préserve ! Dès le plus jeune âge, même avant l'implantation neuronale, nous vivons le plus possible en connexion maximale. En quelques millisecondes, n'importe qui peut vérifier, consulter, soupeser et rectifier toute information suspecte. Comment se tromper avec des outils tels que l'InfoCom ?


Pourtant, ce sentiment de grande solitude qui m'accompagnait tout le jours semblait si réel. Et curieusement, je n'ai effectué aucune recherche à ce sujet. Rétrospectivement, ma première erreur me saute au yeux. Valider un sentiment sans l'avoir fait auparavant évaluer par le Réseau. Pathétique ! J'avais pourtant tous les outils nécessaires à portée de main pour écraser ce constat incohérent. Mais je n'ai rien fait. Il y a encore quelques domaines où j'ai tendance à privilégier l'autogestion. Même quand les faits me contredisent. Pourtant, un ressenti n'a que la valeur qu'on lui attribue. C'est une information parmi tant d'autres, à prendre en compte, bien sûr. Mais ce phénomène ne signe que le refus de faire le deuil des fantômes d'une vie aux bifurcations erratiques. Voies de garage où d'obsolètes wagons finissent un jour, de gré ou de force, démantelés.


Évidement que je ne suis pas seul. Je ne l'ai jamais été et ne le serais jamais. Si l'humain existe, c'est qu'une relation aux autres, elle aussi, existe. Sinon, il dépérit et disparaît dans l'instant, lui et ses données corrompues. La seule solitude qui peut s'installer, elle ne peut venir que de soi. Et elle s'appelle "Refus de Connexion". Et le RedeC est sévèrement punie par l'Administration. Mais rien n'y fait, chaque année, à peu près un dixième des abonnés se retrouvent assignés à l'Avatar Orange. Le pire, c'est que ce signe de déchéance, qui devrait les faire réfléchir, ils en ont fait un signe de fierté. Je le sais car un membre de ma famille en fait partie. Il m'a fait promettre de respecter son anonymat dans mes futures live de confessions publiques, donc je n'en dirais pas plus. Je lui en veux quand même un peu d'avoir fait circuler mon identifiant, qui me sert aussi de pseudo (erreur de jeunesse), dans les listing de son organisation séparatiste. Et, encore une faiblesse de ma part, j'ai accepté une vidéo-conf avec eux… Et c'est pour ce soir !


J'ai donc approximativement quatre heures pour me bâtir une identité parallèle adéquate. Aurais-je le temps de me créer une réalité alternative homogène, à base de reconstitution 3D, un nouvel environnement et surtout, un nouvel avatar ? Il n'est pas question que quiconque puisse remonter jusqu'à ma vraie vie, jamais !
Alors voyons, qui serais-je dans mon nouveau monde ? J'aurais un chat, un Maine Coon. J'adore ces chats au port altier et j'ai toujours rêvé qu'il y en ai un qui vive à mes côtés ! Ce qui est pourtant tout à fait déraisonnable... Ils sont trop complexes à modéliser, leurs poils surtout ; ça va me faire crasher tout le système, le suivi d'impact sur une simple caresse dans leur abondante fourrure demandant des calculs abyssaux. Il faut que j'ai des fantasmes réalistes, c'est même une des premières Lois de la Greffe : "Tu ne rêveras que de ce que tu pourras modéliser en temps réel".


Parfois, je me sens terriblement frustré par l'Administration et sa kyrielle de Lois sans cesse augmentées. Je sens monter la folie du poisson rouge dans son bocal ; impossible de nager en ligne droite, dans un environnement trop petit qui génère pléthore de malformations de croissance. Et cette sphère qui m'oppresse, privée d'angles droits qui seuls pourraient mettre un frein aux résonances ondulatoire qui m'abrutissent, m'abandonnant exsangue, aux portes de la folie... Je crois que c'est la seule chose qui me plaît chez les Opposants, leur slogan : "Le Net est Rond" qu'on emploie toujours sous l'acronyme : "Le NeR".
C'est ça, je n'aurais pas de chat mais un poisson rouge dans un bocal. Le message est assez subtil, je l'espère, pour ne pas m'attirer les foudres des Gestionnaires du Flux, tout en sachant faire sourire les sympathisants. J'ai toujours eu ce besoin un peu lâche de vouloir à tout prix ménager la chèvre et le choux. Ne jamais m'impliquer, ne jamais prendre parti… Tout en étant de tous les mouvements.

Et voilà !  Comme à mon habitude, je ne respecte pas les protocoles de création d'univers alternés. C'est pourtant clair, il faut toujours commencer par définir sa charte graphique. Je vais prendre les deux couleurs complémentaires qui faisaient fureur au 21ème siècle : L'omniprésent Orange & Teal. Ça va me simplifier grandement la tâche avec tous les filtres gratuit qu'on trouve en ligne. Et ça donne encore de nos jour un bel effet, une impression de couleurs travaillées. J'ai un peu honte de réduire ma palette aux seules couleurs oranges et bleues, c'est tellement réducteur et irréaliste. Mais bon, je n'ai pas le temps de réfléchir, le flux de production est trop tendu. Et le réalisme, ça intéresse qui ?


Il me faut une famille aussi. Ça rassure de savoir d'où viennent nos correspondants. Une plante sans racine, poussant hors sol, bien alimentée comme le sont les usines à légumes des plaines espagnoles, ça ne nourrit personne. C'est du fake food, même en label Bio… Je mettrais Papa dans un grand cadre sur le mur. Ça lui ira bien, un grand cadre pour sa grande cravate, sa grande carrière, ses grandes idées aux grands coins carrés. Et pas question de redresser son cadre penché ; ça lui fera les pieds ! Pour Maman ce sera un tout petit cadre, évidement. Mais posé tout près de moi, me susurrant à l'oreille, quoi dire et quoi faire avec tellement plus d'impact que les grands cris du grand cadre. Prétendument sous la lumière de ma lampe, elle saura trouver l'ombre qu'il faut pour rester discrète.


Maintenant, il va falloir trouver un air de famille à cette tribu parfaite… Les temps anciens nous ont appris que nous sommes ce que nous mangeons. Mais l'on ne se nourrit pas que de molécules organiques. On se nourrit aussi et surtout d'informations, de photons, de vibrations. Nous aurons donc la tête de ce qui nous happe le plus clair du temps : un écran !
Et pour finir, on va donner un petit air vintage à tout ça. Un trait dessiné de peinture nostalgique qui pourra plaire au petits comme aux grands.

– Alors là, permettez-moi de vous féliciter : vous tenez quelque chose !
– Merci beaucoup, ça me touche, vraiment ! Mais vous savez, je le dois pour majeure partie au soutien inconditionnel de tous mes followers.
– Et modeste, avec ça ! Mais vous avez donc toutes les qualités !
– Je vous laisse l'entière responsabilité de vos propos !
– Ha ha ha !
– Hi hi hi !
– Et l'idée de génie d'étaler en long et en large sa vie privée sur les forums, chapeau l'artiste !
– Le Rézo, poto, le Rézo !
– Vous devriez en faire un jeu. Les gens adorent jouer. Ça les occupe !
– C'est pas bête. Mais j'ai peur qu'on s'y perde ?
– C'est à dire ? Il suffit de trouver des règles compréhensibles et une tranche d'âge-cible cohérente.
– Certes. Mais nous sommes déjà dans un jeu. Ça ferait un jeu dans un jeu. Et là…
– Heu… Pardon ? Nous sommes dans un jeu ?
– Oui, Dixit, ça ne vous dit rien ?

01 juillet 2020

Un dernier vers


Image de l'extension "Origins"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Clément Lefèvre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)


SOMMAIRE :

• Poème de Madame Sèche
• Dialogue entre Mme Humide et Mme Sèche
• Aparté de Mme Sèche
• Aparté de Mme Humide
• Conclusion de la Rédaction


Je traîne une ombre
À qui rien ne sourit
Une enfant sombre
Qui partout me poursuit

C'est un miroir
Sur qui tombe la pluie
Sans trop y croire
Je voudrais qu'elle m'oublie

Des cheveux sales
À l'orage soumis
Ultime râle
Pour nos coeurs endurcis

Cette tristesse
Prétendue mon amie
Ne me professe
Que de vagues insomnies

Mortes les fêtes
Où les robes jolies
Voilent en cachette
L'angoisse dans leurs plis

Je me retourne
Oubliant ses non-dits
Âme où séjourne
Une peine infinie

– Je veux bien, qu'en ces temps troublés il n'y ait rien de tel qu'un bon gros seau d'Häagen-Dazs, qu'un kilo de Chamallow, mais là… Tu pousses !
– Trop de rimes te chagrines ?
– Sérieux, ton poème, merde, c'est de la guimauve plombée... Je peux pas mieux dire !
– C'est mon cadeau… Pour mettre un peu de joie dans ta vie tellement abîmée…
– Je vois… Madame tente la catharsis ?
– Tu ne vas quand même pas te complaire sous cette ignoble météo ?
– Tu dis ça parce que tu n'as jamais aimée la pluie !
– Je dis ça parce que tu tires une de ces tronches, plutôt…
– Je m'appelle pas Pluto !
– Ouiiii ! C'est très bien, ça, l'humour en temps de crise. Je ne saurais que trop t'encourager dans cette voie !
– "Que trop", t'es sûre ?
– Ah ! Tu me mets le doute ? C'était pour appuyer mon propos mais en y réfléchissant bien, on dirait que ça  l'inverse ? Que tu es drôle quand tu veux ! Alors, pourquoi cette tête d'enterrement sous la pluie ?
– C'est ta faute, ma belle !
– Te serais jalouse de mon soleil, de ma prévoyance ?
– Tu sais où tu peux te les mettre, ton soleil et ta prévoyance ? Et je t'épargne le parapluie !
– Ah ? On ne répond pas à une question par une autre question !
– Et pourquoi pas ?
– Ben, ça fait pas trop avancer le schimlli... le cschhimilli…Schimilimili...
– Je peux déjà te dire que ta ref de vieux, ça ne touche qu'une troupette mort-vivante, échouée ici par quelques requêtes abscondes ?
– Hum… Soit. Tu n'es pas jalouse. Alors, pourquoi refuser mon offrande ?
– Parce que j'ai vu ton regard !
– De tristesse et d'inquiétude ?
– Que tu dis… Ou que tu crois ?
– Attends, je sais ce que je dis. Et je peux te garantir que je sais que je ne dis jamais que ce que je crois.
– Mouais… T'es surtout désolée que je fasse tâche dans ton paysage imaginaire où tout devrait être maîtrisé. T'es même capable de pré-supposer que j'ai moi-même attirée cette pluie qui partout me suit ?

oooOooo

Ah ! Cruels emberlificotages ! J'ai bien peur qu'elle n'aies pas si tord… Je voudrais tellement qu'elle soit heureuse. Au moins autant que je le suis moi-même. Alors, oui, je lui en veux, de ne pas juste essayer de faire autant d'efforts que j'en fais, pour l'aider à se réaliser via un épanouissement personnel adéquat.
Et puis, c'est tellement simple, quand il va pleuvoir, de prévoir un parapluie. Pour être tranquille, de contracter toutes les assurances possibles. Pas né celui qui me verra prise au dépourvu. En plus, ce n'est vraiment pas très compliqué. Si moi j'y arrive… Du coup, je me sens en droit d'envisager qu'elle le fasse un peu exprès, de se mettre dans la merde, juste pour me pourrir la vie. Elle qui n'arrive à rien avec la sienne. Sinon, se perdre sous la pluie.

oooOooo

Mais quelle rapiasse… Je lui demandais juste son parapluie. Pas de me pondre une pendule, ni une litanie de vers obscurs, encore moins de me prendre pour la pâte à modeler du moindre de ses désirs. Elle ne se rend même pas compte que son regard de jugement fâché produit sur moi exactement l'effet inverse de ce qu'elle souhaiterait. Mais putain, qu'elle rendre au plus vite dans son petit confort de coffre-fort mensualisé. Moi, sur ce trottoir, sous cette pluie, j'ai au moins compris qu'ici, on ne fait que passer.

oooOooo

Au moins, elle t'as fait un poème. Ce n'est pas rien un poème.  Malgré sa maladresse affligeante et sa tonne de dénis, j'ai vu en elle une vraie sincérité. Et tu es assez maline pour savoir fouiller sous la surface des êtres, toi qui n'as comme fortune qu'un esprit affûté ? Reproche lui tout et son contraire, mais je t'en prie, accepte au moins ces quelques vers. Eux seuls ont ce pouvoir rare, de réussir à nous unir, sans rien imposer ni demander d'autre en échange qu'un peu d'attention. Nous qui avons tout essayé, par les guerres et les lois, que nous reste-t-il à la fin, sinon la châleur d'un dernier vers ?

24 juin 2020

Lilou contre-attaque !

Image de l'extension "Journey"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Xavier Collette et Coliandre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)  



Moi, c'est Lilou. Et je voudrais bien pouvoir continuer mon livre tranquille. Mais celle-ci n'arrête pas de me parler. Déjà, j'ai pas fait la difficile quand elle m'a servi mon repas. Mais non, ça ne lui suffit pas, on dirait. Elle semble décidée à faire de moi sa "meilleure amie pour la vie". Je suis choquée… Je la connais pas. Heureusement, j'ai plus d'un tour dans mon sac. Les adultes, je gère !

– Dis-moi, petite Lilou, qui te protège, la nuit du loup ?
– Et toi ?
– Moi, tu sais, je suis grande. Je peux bien me protéger toute seule.
– Tu n'es pas plus grande que toi, quand même ?
– Heu… Tu es drôle !
– Et quand tu regardes devant toi, comment verrais-tu ton derrière ?
– Mais dis-donc !
– Et quand tu regardes à l'intérieur, verras-tu ce qui vient de l'extérieur ?
– Je…
– Et quand tu dors, il fait nuit noire, où que tu sois.
– Cette gamine en a fumé de la bonne...
– Y a-t-il quelqu'un qui s'occupe de l'autre côté de toi ?
– Je la voyais plus tranquille, cette soirée babysitting…

C'est trop facile de les calmer, ces gardiennes de soirée. On dirait que leurs études ne leur apprennent rien. Mon étudiante est repartie dans le salon en soupirant. Sûrement pour s'avachir devant une série stéréotypée. Elle prendrait une poignée de cachets, ça reviendrait au même. Elle finira comme les autres, fantômette blafarde, emmitouflée dans son confort de certitudes. Et ce n'est pas la pire que j'ai eu. Elle au moins est restée polie… Malheureusement pour elle, j'ai mon grimoire qui m'appelle, un univers à explorer, à la lumière de ses trésors insoupçonnés. Pas question de perdre mon temps à socialiser avec une inconnue, d'autant plus qu'elle n'a pas l'air d'avoir grande conversation.

À sa décharge, comment aurait-elle pu lutter contre cet ouvrage ? Maman dit qu'il est magique et que si je suis capable d'en lire sagement une pages ou deux, j'en découvrirais ses inimaginables secrets . Moi, l'imagination, c'est pas ce qui me manque. J'ai bien été obligée de la cultiver, pour mettre un peu de vie dans ces longues heures passées seules. J'ai beau être ravie que mes parents s'éclatent au boulot, ça n'a pas contribué à les rendre très présents. Au moins, ils n'essaient plus de me placer dans cet affreux centre aéré perdu en banlieue. Quel bagne horrible ! C'était comme l'école mais en beaucoup plus bondé, bruyant et sans le calme temporaire d'une salle de classe studieuse. Sans parler de l'insalubrité des toilettes ! C'est soit ce machin-truc à la Turc, soit la forêt, où les gamins s'y cachent des monos pour revenir à un état franchement sauvage...

Heureusement, depuis ma dernière crise d'angoisse, mes géniteurs délèguent en local. Je peux rester chez moi, et soupirer de soulagement.  Ouf ! J'aurais une phobie de la promiscuité, d'après le Docteur Galois. C'est vrai que j'ai des frissons de vertige, simplement en y repensant. Calme-toi, Lilou ! Tu es tranquillement allongée sur ton tapis, dans ta pièce préférée. Et rien du monde extérieur ne pourrait venir t'en déloger. J'y ai passé tellement de temps, dans cette chambre, que j'en connais tous les recoins. J'aime bien m'y déplacer, yeux fermés, toutes lumières éteintes. Tâter du bout du gros orteil le rebord du tapis, le suivre jusqu'à mon lit. M'y étendre dans le noir et là, tendre le bras et tomber pile sur l'interrupteur de ma lampe. Un de mes nombreux super-pouvoirs !

Finalement, le seul moment où je ne pourrais pas me passer de lumière, c'est pour lire. Et là, j'ai du lourd ! Tout en étant bien consciente qu'il y ait de fortes chances pour que Maman m'ait malicieusement survendu son bouquin. Mais je sais d'expérience que toute promesse est déjà un voyage. Si elle savait à quel point elle a eu raison de me faire ce joli mensonge ! De toutes façon, je préfère qu'elle me prenne pour une cruche. Tant pis pour l'égo, j'y gagne aussi en liberté d'action. Toujours un coup d'avance, la petite Lilou !

– Allo ? Oui, Denis... Je bosse là... Tu le sais, non ?
– C'est vrai, Sarah, maintenant que j'y pense. Tu m'avais effectivement dit que tu gardais la petite Lilou Tremblay. J'avais zappé.
– T'avais rien zappé du tout, gros malin. Je te connais… Accouche, t'as besoin de quoi ?
– Hé ! Cool. Non, c'était juste pour causer. Tu me manques... T'es habillée comment ?
– À d'accord ! J'imagine que tu tiens ton téléphone que d'une main, toi ?
– Hi hi ! C'est vrai que tu me connais bien ! Alors, t'as mis ta petite robe légère ou ton jean à trous bien placés ?
– Denis, sérieux, t'abuses… La gamine est à quelques pièces de là. Je peux pas me permettre de le perdre, ce taf.
– Allez. T'as bien écrasé une des pilules que je t'ai filées dans son verre ?
– Yep ! D'ailleurs, j'en ai peut-être trop mis. T'aurais vu ses questions, avant de filer dans sa chambre…
– On s'en tape. Elle sera remise à temps pour quand ses vieux seront rentrés. Et nous, on est tranquilles pour un bon petit sexcall !
– Tu mériterais que je te fasse payer !
– Arrête, t'aime trop ça. Remarque, autant que la thune, j'avoue !
– À ce propos, tu verrais comment ils sont blindés, les Tremblay… Ça me donne une idée, vu que tu sembles dispo actuellement.
– Non, on va pas refaire le coup de l'enlèvement. Please… La dernière fois, c'était trop chaud, on a bien foiré le truc, rien gagné et passé à ça de se faire chopper…
– Oui, ben désolé mais c'est en se loupant qu'on apprend.
– Bref… Mais on se finit d'abord, hein !
– Rien du tout. Sois autonome, merde ! Ça me donnera le temps de réfléchir à un plan. Ça m'aide pas quand tu passes ton temps à gémir dans mon oreille.
– Hummmmmm !
– Perv ! Bon, je vais redonner de la potion magique à la petite peste et voir si elle est calme.

Sarah avait confiance, pour une fois. Et le passage de la station avachie sur le canap' à celle de chasseuse sur ses deux pattes, elle le sentait, lui envoyait plein d'énergie. De quoi produire le plan parfait. C'était comme si son cerveau se mettait en mode turbo. Sa fluidité motrice semblait se distiller par capillarité dans le flux de ses pensées. Au bout du couloir, elle apercevait un fin rayon de lumière sous la porte de la chambre de Lilou. Elle commencerait par l'engueuler pour la rendre plus docile. Puis l'obligerait à s'enfiler un autre cacheton. En espérant que le coeur de la petite tienne… Mais quelle entreprise prometteuse ne comporte pas sa part de risques ?

Plus elle s'approchait de la porte, plus le fin trait de lumière semblait rayonner. L'obscurité du couloir devait avoir perturbé l'appareil optique de Sarah. Car elle semblait y déceler de légers reflets bleutés. Peut-être que la gamine s'était organisé une soirée perso ? Ce petit démon était bien capable d'imaginer n'importe quoi pour lui ruiner sa soirée. Un sourire rancunier la rassura ; cette petite peste n'aurait que ce qu'elle mérite. Une fillette incapable de vivre en société, à quoi d'autre pouvait-elle s'attendre ? Si le monde était peuplé de gens bienveillants, patients et disponibles, ça se saurait ! Non, partout, c'est la guerre, des ouragans de violences prêt à surgir de n'importe qui, surtout si l'on est à bout de nerfs… Comme Sarah l'était.

En prenant la poignée de porte en main, elle sentit que sa vie allait enfin changer. Comme un léger souffle de vent  passait sous la porte, comme pour accompagner la lumière qui était de plus en plus bleutée. Sarah eu une drôle d'impression. Elle ne savait plus trop si l'ouragan, c'était elle, ou si il se trouvait embusqué à l'attendre derrière cette porte ?
Malgré ses précautions pour ouvrir, un grincement désagréable sortit des gonds. Il y avait quelque chose qui semblait résister ?

– Lilou ! Tu ouvres de suite ! Arrête ces bêtises ou ça va mal finir !

L'intimidation était vaine. La porte ne s'entrouvrit que de quelques centimètres. Mais c'était suffisant pour apercevoir Lilou allongée sur son tapis. Comment était-ce possible ? Et son tapis... Non mais Sarah rêvait ou quoi ? Il semblait flotter comme en apesanteur sur un coussin d'air invisible ! Elle poussa de toutes ses forces. La porte céda. L'entraînant dans l'élan pour finir par terre. Un peu sonnée, elle se retourna pour voir ce qui avait bien pu la bloquer ? Une grosse forme bleu, flottant elle aussi. Ça ne ressemblait à rien de connu ? Une sorte de génie de contes pour enfants. Cette aberration semblait même lui sourire ? Sarah sentit ses forces la quitter. Sa raison refusait d'en voir plus. Elle ne se relèverait pas de cette chute et sombra, inconsciente.

– Lilou, mais c'est pas possible… Cette fois-ci tu as vraiment dépassé les bornes ?
– Mais c'est elle, la méchante !
– Tu sais, ici, souvent seuls les méchants gagnent. Et en les battant, on ne fait malheureusement que prendre leur place.
– J'ai rien fait !
– Tu as quand même inversé ton verre avec celui de Sarah !
– Elle avait mis du poison dedans…
– Ne dit pas de bêtises. Et comment l'aurais-tu su ?
– C'est mon génie qui me la dit !





16 juin 2020

Bye, Pépé, bye !



Image de l'extension "Odyssey"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Marie Cardoua et Piero,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)





Il n'y avait plus tellement de poésie. On jetait les horloges au fond de puits où même les fous les plus amphibies n'iraient jamais les y puiser. Horizontales, des volées de dentelles de mots chancelaient, depuis qu'on s'acharnait à les dresser, à grands coups de Caterpillar décomplexés. Les derniers tournevis de précision l'avaient sentie venir de loin, leur fin, leur règne inutile ; épuisés, leur temps compté, ils avaient fermé boutique devant les nécessités massives d'une production ininterrompue. Alors, prendre un heure sur une tournure de phrase, une rime, une incohérence à accorder, une faiblesse musicale, devenait un luxe hors de portée. Les compteurs implacables enterraient sous leurs chiffres la langue lasse d'un dernier conteur, comme s'il n'était que simple affabulateur, une motte de terre noire oubliée dans la vase.
Pourtant, seules les méthodes étaient sophistiquées : algorithme d'électrochoc émotionnel, matraquage quantique à suspension chronophage, faire tourner au pas, par réflexe pavlovien, le bas de chaque page, psychologie didactique et manipulation élémentale. La revanche du prestidigitateur sur le magicien.
Tout se faisait en diagonale : techniques de lecture, résumés, copié/collé, accélération des flux. Nous consommions au plus vite, pénétrés de l'urgence d'en profiter, face à l'absurdité d'un processus vital décevant. Il ne s'agissait plus de savoir ce que telle ou telle œuvre avait pu nous apporter mais à quel débit nous l'avions dévorée. Et les tableurs pouvaient bien déborder ; sans cesse, de nouveaux serveurs épongeaient nos sueurs laborieuses
Restaient des champs atones, décharges ouvrant sur ciel aux nuages de conserves congelées, mélodies brûlées, villes minérales, humeurs acides, gorges ulcérées. Plus vraiment livres, mais simples catalogues informatifs, alcool de synthèse par tonneaux de bois vert. Les professionnels professaient, en vantant sans trembler, l'intimité de leur dernier agenda statistique.
C'était la vie d'où je venais. Un éclairage au tempérament implacable, à en soumettre les plus obtus. Il était temps de rouler. J'attendais minuit pile. Ni avant, ni après, je savais que cette heure précise n'existe à vrai dire pas tellement. Ce qui ne doit pas nous empêcher de la guetter ! Alors, ceux qui par hasard (c'est toujours par hasard, ces histoires) synchronisent leur respiration, finissent leur expiration, juste avant l'inspire, pile entre 23h59m59s et la Grande Nuit, les voilà passés !
J'ai eu cette chance.
J'ai mis le vieux costume du grand père tromboniste.
Il était toujours rond comme la lune.
Voyait des droites où il n'y avait que des cercles.
Des vertiges où seuls de sombres jugements nous jetaient dans le vide.
Mais, entre deux tangages, il savait, je le reconnais, faire preuve d'une certaine classe !
Il m'a ouvert les portes de cette altitude où il ne fit que passer.
Sa route n'a pas eu de fin, quand sur son fil il toisait cette ville où la nuit n'existe plus.
S'il avait vu...
Où l'équilibre nous emporte.
Bye, Pépé, bye !

Au Marché des Sentiments



Image de l'extension "Origins"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Clément Lefèvre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)



Sur le marché des sentiments
Je voulais vendre mon amie
Elle savait tout ce qui l'attend
Au Nouvel Ogre, j'avais promis

Me choisir comme un incendie
Belle inconsciente aux yeux de pluie
C'était pardonner aux montagnes
La chair épaisse de leurs falaises
La Terre qui croque les souliers
Le creux des vagues renversées

Mais ma faim folle vole depuis
Les âmes des belles endormies
Dans mes bras combien il me pèse
Ce rêve étrange où tu souris

Sur mon passage c'était le vent
Qui soufflait dans les branches mortes
Ils étaient las les pénitents
Feuilles d'or que le vent emporte


J'ai débarqué dans ton repos
Ton cimetière de Normandie
Ce monde sec où tu te noies
Le silence des yeux des sangsues

Tu m'attendais dans le fossé
En chatte ronde sur canapé
Doucement je t'ai soulevée
Pour que tu dormes, pour que tu dormes

Ma sirène voulait
En finir de l'été
Des voiles des bateaux
Prisonnières du Temps
Moi j'ai fait comme avant
Lorsqu'on faisait semblant
J'ai menti un peu trop
Oublié de nouveau
La douceur de ta voix
Ce printemps près de toi

Planète Psyka


Image de l'extension "Origins"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Clément Lefèvre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)




Trois ans, il n'aura fallu que trois ans pour totalement démocratiser les voyages spatiaux. En 2020 partait le premier touriste de l'espace. Il était immensément riche, forcément. Alors, beaucoup comme moi pensèrent qu'à l'instar des safaris photo au Kenya, ce loisir nous serait à jamais interdit. Et bien, l'avenir vient à point pour nous contredire. Mai 2023, j'ai mon billet en poche. J'en suis toute fébrile ! C'est comme si je ne parlais plus qu'en points d'exclamations ! Il faut que je me calme ! Ça urge ! Au moins pour mes proches... Car, si au début ils participaient de concert à mes violentes poussées de joie hystérique, je les sens maintenant de plus en plus distants. Voire agacés...

Mais comment rester tranquille ; je vais bientôt quitter la Terre ! C'est pas fou, ça ? Alors, le seul moyen que j'ai trouvé pour éviter de monter trop vite dans les tours, c'est de mettre mes émotions en chansons. Au moins, si ma sérénité n'en a pas sensiblement retrouvé son équilibre antérieur, j'y ai gagné un paquet de fans sur les réseaux sociaux ! Mon dernier hit, Cépafoussa, approche le million de pouces bleus. Les contrats de partenariat tombent de partout ! Je ne suis pas encore partie que déjà, je flotte sur un petit nuage. Pourtant, les paroles de ma chanson sont d'une indigence à deux doigts de me chagriner. Je n'y fais pratiquement que répéter ad libitum le nom du titre pendant les 3 minutes 03 secondes réglementaire pour une diffusion cross-plateforme monétisée. Mais au vu des retombées financières, mes scrupules perdent singulièrement de leur poid mortifère !

Il est clair qu'avec tout cet argent qui rentre, je vais pouvoir faire durer mon voyage plus que prévu. Beaucoup plus ! Peut-être même m'établir dans une autre galaxie ? 

27 mai 2025, j'ai trouvé ma planète d'accueil et mon choix a été validé par la Société Nationale des Convoyages Feldspathiques. En échange, ils m'ont fait promettre de leur pondre une ode au feldspath. Je peur de m'être un peu trop avancée… L'enthousiasme de ceux qui osent ! En vrai, tout ce que j'en sais de ce matériau, c'est qu'il a permis de créer la seule céramique capable de résister aux forte températures liées à l'arrachages terrestre sans imposer de surcharge pondérale rédhibitoire. Ainsi, la place gagnée pu être occupée par nous autre, les voyageurs veinards ! Mais de là à en faire une chanson…

Je leur ai promis un premier jet pour mon retour. La tête qu'ils vont faire lorsqu'ils vont se rendre compte que mon rapatriement n'est plus à l'ordre du jours ! La Terre, sérieux, c'est mort. On fera sûrement pas mieux ailleurs mais… on ne fera jamais pire ! J'ai beau sentir un léger malaise en me regardant du coin de l'œil ; cette insouciance égoïste, ce bonheur infini autocentré : je m'en tape. Je me barre. Juliette, ma fillette, c'est à toi de faire la fête !

Ma planète d'adoption a tout pour assouvir ma soif de sensations fortes. Là-bas, les lois de la physique sont très différentes de celles d'ici. Et c'est tant mieux. Si tout part en sucette autour de nous, c'est peut-être bien à cause des lois en vigueur. Notamment ces fichus déplacements quantifiés, à la limite de l'aléatoire (on dira "statistiques") de nos plus infimes particules élémentaires. Alors, forcément qu'on ne peut se fier à rien, si nos fondations elles-même n'en font qu'à leur tête…

Alors que sur Psyka, tout est différent. Par exemple, les humeurs psychologiques des habitants sont intimement liées aux fluctuations météorologiques. Dès lors, un petit effort de concentration sur la respiration profonde et hop ; c'est un ouragan d'évité !

Il me tarde tellement d'arriver. Nous sommes partis depuis 18 mois et les sorties de stase deviennent de plus en plus fréquentes. J'en profite pour répéter mon spectacle. Je veux faire bonne impression et pour cela, quoi de mieux qu'une représentation gratuite dès mon arrivée sur Psyka ? J'ai travaillé un nouveau concept mélangeant stand-up, musique électronique et danse classique ; ils vont adorer ! Il semble que chez eux, l'expression artistique ne soit que très peu développée. Tout un marché à prendre. Juliette, ma poulette, tu en aurais, tu te les ferais très vite en or, 24 carats ou rien ! On ne va pas se mentir, tu es un vrai petit génie de com virale. Et tant pis pour ceux que ça irrite, ton succès, tu le mérites.

Ça va leur faire un choc, sur Psyka. Oh non ! Ils sont pas prêts ! Vivre sans créations artistiques ? Jure… Cette planète est autant sidérante que fascinante. Il est fort possible que je sois amenée à jouer une rôle majeur dans le futur de leur évolution. Peut-être aurais-je une statue à mon effigie ? Conseillère de niveau 1 en éducation créative au sein du gouvernement. Idole des foules…!

– Juliette, nous arrivons dans une semaine. Avez-vous bien consulté la documentation concernant la psycho-sociologie affective de la planète Psyka ? 

– Tu m'étonnes, John !

– Heu.. C'est une question sérieuse. Vous semblez avoir plus travaillé sur votre spectacle que révisé les prérequis ?

– Ah ! Ah ! Je plaisante. Alors… Voyons voir ça… La documentation afférente aux gnagnagna des bidules psychopathologicomimiques… Je gère ! No souces, Bruce !

– Bon… Je vais être franc, je ne vous cache pas mon inquiétude. Vous allez être confrontée à un environnement tout à fait différent de celui qui vous a permis de survivre jusqu'ici.

– Mon cher Chef de vaisseau sub-luminique, permettez-moi de vous arrêter tout net. Allez hopopop ! Au gnouf ! Non mais dites, on se connait ? Nan, on s'connait pas…. Sachez que la seule chose qui m'a maintenue en vie, c'est ma formidable faculté d'adaptation. Pointalaligne !

– Si vous coninuez à le prendre ainsi, je me verrais dans l'obligation d'émettre un avis négatif concernant votre débarquement.

– Non mais t'es sérieux là ? ...Ok ! Il est sérieux là… Please. Me faites pas ça ! Je ferais tout ce que vous voulez. Juré !

– Soit. Pour vous montrer ce qui vous attends, je propose une simulation de votre spectacle en champs stérile dans un des labos du secteur scientifique.

– Mais c'est parfait ça ! Une première, c'est important de faire des première. Ajuster, peaufiner ; j'aime ça !

J'ai rien de préparé… Ça craint ! Bon, restons calme, personne ne le sait. Et personne ne peut s'en rendre compte. C'est pas marqué sur ma face ! Tant que je garde ce masque de fière assurance, ce sourire communicatif, ce regard aux éclats envoûtants, ça ne peut que passer. Bon, c'est vrai, j'aurais vraiment dû me bouger plus tôt. Mais j'adore travailler dans l'urgence. Ce stress violent, cette plongée dans l'inconnu, sans filet ; j'en suis devenue complètement accro. Ce coup de poker permanent qui m'a toujours fait rafler la mise. À chacune de mes prestations, je mets tout sur la tapis comme on saute à l'élastique ! Ah ! Le vertige du vide assaisonné par ma totale absence de frilosité, et tout mon talent peut se révéler. Tout prévoir, ce serait niveler les obstacles, affadir la magie de l'instant ! Trop facile. Ma grâce naturelle n'a besoin d'aucun… 

Non mais là, j'abuse. Je vais vite m'envoyer un résumé de la vie locale, sinon je suis bonne pour une jaunisse de l'espace de la mort, en 3D, Dolby Surround et Cinémascope ! Et on est vraiment trop loin pour tenter une vidéopsy avec mon thérapeuthe chéri… Ce coup-ci, je vais devoir gérer toute seule. Vraiment toute seule.

En entrant dans la médiathèque de notre cité volante, j'ai eu un petit coup de mou. Trop de choix, pas assez de temps, trop chiant, pas marrant. J'ai pensé un instant sortir avec le Docteur Donadello, ressortissant de Psyka qui fait le voyage retour avec nous. Quelques infos de première main, les convenances d'usage et hop, le tour est joué. On apprend mieux sur l'oreiller ! Mais non, c'est pas possible, j'ai une image à entretenir. Je vois d'ici les réactions hystériques de mes abonnés. Ce gars ressemble à rien. Vraiment ! En tout cas, rien de connu ! Non, y'a pas, je vais vraiment devoir me taper la doc et oublier le doc…

D'instinct, je me dirige vers le rayon culturel. Les étagères sont très peu fournie. Avec étonnement, j'ouvre  un recueil de poèmes.

"Il pleut des pensées sur son cœur esseulé" 

Ça commence bien… J'y  comprends rien ! D'après le commentateur virtuel qui accompagne chaque lecteur, il s'agit d'un exemple célèbre de leur fameuse météo intérieure. Leurs émotions sont non seulement capable, comme l'étymologie le rappelle, de les mettre en mouvement mais sont aussi la source de toutes leurs pensées. Il n'y a pas pour eux de différenciation entre les pensées rationnelles et irrationnelles. Ce ne sont ni plus ni moins que des évènements météorologiques aux sources inextricables. Dire "il pleut" n'a rien de moins personnel que de dire  "je pense", par exemple. Et leurs sentiments sont des plantes dont la croissance ne dépend que pour partie de leur volonté propre. Ils les aiment autant qu'on aurait chez nous d'affection pour un bouquet. Et les jettent une fois fanées sans plus s'en soucier.

Il va me falloir la jouer fine. Titiller leur corde sensible semble voué à l'échec... Je ferais mieux d'aller vite me changer pour ma prestation de ce soir. Tant que je ne serais pas dans le bon costume, mon justaucorps pêche assorti aux deux rond de maquillage sur mes pommettes, je ne pourrais pas retrouver mon calme. Ni cette fameuse inspiration qui doit me tirer d'affaire. Je vais aussi me sculpter un chignon. Qui peut résister à un bon petit chignon, personne, non ?

En arrivant au labo, toute pomponnée, je sens bien que la confiance va avoir du mal à s'installer. Pourtant, la reconstitution numérique d'une salle de spectacle Psykéenne est bluffante. Je me sens vraiment comme en coulisses. Le bruit sourd d'une foule compacte et invisible est saisissant. Mais, je m'échauffe sans plus y croire, certaine d'aller à l'abatoire. Les lumières s'éteignent. La bande sonore débute. Grosse caisse hypnotique et violons lancinants, je n'ai voulu leur laisser aucune chance. Mon entrée en scène sera leur délivrance. J'ai toujours reçu énormément d'amour, dans ces moments-là. Je monte sur les pointes, lève les bras, plaque mon sourire de satisfaction concentrée. Il faut qu'ils sentent que je mets tout dans mon art. Qu'ils soient persuadés que je ne triche pas. Personne ne peut recevoir autant en trichant. Si j'ai toujours été convaincue de mon talent c'est à cause du retour du public. Ce sont eux qui n'ont jamais cessé de me porter.

Alors, pourquoi ce froid ? Je le sens monter du sol, recouvrir mes ballerines, dépasser mes tibias. La vague gelée avale mes genoux maintenant. Il faut sourire. Garder les commandes. C'est un combat entre eux et moi. Mes cuisses semblent prises dans la glace. Pourvu que ce froid ne monte pas plus haut. C'est insupportable ! Mais, comme jamais auparavant, mes vœux ne sont nullement exaucés. La température continue de monter, enfin, de descendre. Je ne comprends plus ? Je sers les dents, les bras en cercle au dessus de la tête. Sourire et sauver ce qui peut l'être. Je ferais le bilan plus tard. L'hiver me ceint la taille au niveau du nombril. Je tente de faire craquer la glace en vain.

Je souris.

Ils ne m'aiment pas.

L'Autre Marche





 Image issue l'extension Révélations du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Marina Coudray,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)







Déjà quatre ans qu'elle m'a quitté, ma petite indienne. Je devrais dire, quatre ans que je l'ai laissé partir. Retenir ceux qu'on aime contre leur gré ne faisant pas partie des coutumes de la tribu des Nimíipuu. Maintenant, je me rejoue son histoire, tous les jours. Une histoire où elle m'avait offert une place singulière. Jamais femme du Peuple ne l'avait fait auparavant, pour un étranger à la peau si pâle. Alors, parler de cette histoire en disant que c'était la nôtre me semble déplacé. C'était vraiment la sienne. J'étais son choix. C'est elle qui m'a sauvé. Tout ce que j'ai pu accomplir durant cette vie n'avait qu'un but : habiller ses chemins de lumière et de joie. Et du peu d'amour qu'un humain puisse contenir.

Et puis, l'heure est venue. Nous n'avions pourtant que très peu pleuré. L'évidence fût clarté, nos coeurs ont compris. Le temps du désir s'achevait. J'ai lâché sa main. Il me fallait apprendre une autre marche. Continuer d'avancer malgré les doutes. Cesser de se demander si les pas que l'on fait seul mènent vraiment quelque part ? Où auraient-ils pu aller, sinon vers elle ? L'important était ailleurs. Une présence qui pèse autant qu'elle apaise. Alors, une jambe après l'autre, et le reste, la poussière des phrases ; inutile.

Je n'y voyais plus très bien. Les distances, l'obscurité et un corps fatigué, tout devenait compliqué. Mes allées et venues dérisoires. Mes mots surannés. Elle les comprenait, quand j'articulais doucement, laissant mon souffle découvrir sa nuque. Ses longs cheveux noirs et doux auraient supporté le pire sans broncher. Le manque d'elle avait embrassé le moindre souvenir de son corps. Et lorsqu'il n'eut plus rien à m'offrir, je crois qu'il s'est attaqué à mes entrailles ? En tout cas, quelque chose de profond est mort. Et seule la marche semble capable de me prouver le contraire. Alors, je m'appuie fort sur tout ce qui peut me maintenir vertical. Comme ces cannes soudées entre elles qui forment ma cage. J'aurais beau la déplacer, ce sera ma dernière frontière, infranchissable barrière. Mais il ne s'agit plus de distances. J'ai transformé mes souvenirs en poudre de rêve éveillé. Gagné en transparence.

La coiffe de plumes en majesté n'avait plus sa place, dans les couloirs de cet endroit qui me happe. Je porte dorénavant la tenue locale. Et les regards se sont fait moins pesants. C'est mieux. Je n'ai besoin d'aucun signes extérieurs pour me souvenir. Tout est bien rangé. Tout est à sa place. J'attends. Son appel. Je bouge un peu. Pour ne pas rouiller. Lorsque son image réapparaitra, nous devrons faire aussi vite que possible.

– Roger, vous n'allez pas tenter de nous fausser compagnie, quand même ?

– ~~~~~~~~~~

– Parlez plus fort, on n'entend rien.

– non, pas bonne... compagnie

– Parfait, je ne comprends pas mieux mais au moins, l'articulation est opérante.

Ils parlent de moi. S'occupent-ils de moi ou s'occupent-ils grâce à moi ? Un peu des deux sûrement. Mais ils ont tellement de mal à cacher leur envie d'être ailleurs. Comme nous tous, finalement. Sauf qu'eux n'ont pas encore la vraie patience, celle de n'attendre qu'en silence.

– Je vous trouve quand même un peu optimiste, Docteur. Son cortex me semble vraiment endommagé. Comment ce cerveau devenu bol de bouillie peut-il le garder en vie ? Ça me dépasse !

– Cher confrère, je suis intimement persuadé que vos radiographies, même les meilleures du département, ne révèlent pas tout du fonctionnement cérébral. Les clichés sont certainement très parlant mais regardez-le, les faits sont là ; il marche !

– Oui, mais il ne devrait pas…

– Vous suggérez quoi ? Qu'on l'attache à son lit médicalisé ?

– Évidemment non. Quand je dis qu'il ne devrait pas, c'est simplement pour éviter de parler de "miracle" !

– En même temps, tout ce qui pourrait nous faire de la pub serait le bienvenu, si ça peut renflouer un peu nos caisses.

– C'est vrai que je sors de la compta, on va encore perdre du personnel soignant ce mois-ci, d'après Michelle.

– Je vous vois souvent ensemble... Entre-nous, vous pouvez tout me dire ! Alors, vous êtes ensemble ?

La vie continuait son cours, erratique, aux mains déconcentrées de professionnels inconsistants. J'en profitais pour reprendre ma route. Aucune envie de m'encombrer l'esprit avec leurs coucheries désolantes. Ah ! S'ils nous avaient vus, courir nus dans les bois, vers la fraîcheur de l'étang de Walden, s'aimer des jours entiers, à la lueur d'un feu sur la plage la nuit, sous un soleil bienveillant le jour.

Maintenant, je pousse ma cage, le crâne brillant sous les lumières artificiels d'un couloir qui se mord la queue. Je suis la trace du serpent. Est-il en aguet derrière ce virage ?  Non ! Me voilà rassuré jusqu'au prochain. Toi, tu sentais le danger même les yeux fermés. Ici, je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. Si j'avais su à quel point j'en avais besoin, de ces dangers détestés. Mais je n'ai plus qu'un couloir à angles droits pour seul horizon. C'est très peu, tu sais ?

– Je le vois bien. Tu n'étais pourtant pas mauvais guerrier. Rappelle-toi de la montagne de la Dent de l'Ours, tu marchais toujours devant, sans peur pour ta vie. J'aurais juré te savoir fin prêt pour cette dernière épreuve ?

– Je le croyais aussi. Mais peut-être n'avais-je que ta force, irradiée de ta présence ?

– Et il ne t'en resterait plus rien ? Tu es plus fort que tu ne le penses. Il est temps de reprendre les armes.

Il suffit d'un oui, même murmuré dans l'obscurité, discrètement acquiescé et son énergie, sa présence, tout fut en moi comme avant. J'allais profiter de l'heure de la collation pour préparer ma riposte. Ce serpent allait comprendre qu'on ne se frotte pas impunément à ceux de la tribu du Peuple. Le couteau à pain, un instant perdu de vue par notre cuisinière, finit vite caché dans ma veste. J'avais retrouvé tous mes réflexes. Plus rien ne saurait se mettre en travers de ma route.

Je passais la nuit à m'entraîner. Le couteau assez long pour m'en servir comme d'une hachette de mêlée. L'heure de la gymnastique du matin serait idéale. L'heure des braves allait sonner. Je repérai le serpent de loin. À ces heures indues, il se pensait en sécurité, circulant seul et lent, le long du couloir qui menait à la salle d'exercices.

– Quelqu'un a vu Mme Moreau ? Je pensais qu'elle serait la première en piste ? On n'entend parler que de sa nouvelle tenue mais voilà qu'elle minaude pour nous la monter !

– Heu… Je sais pas si c'est une bonne idée, à son âge ?

– Allons quoi, faut bien que nos pensionnaires se fassent plaisir !

– Oui, mais quand même, un legging vinyl, ton sur ton, peau de serpent...

28 février 2020

La fin du monde (est limite rough)



C’est pas la peine qu’on se mente
Dés que tu pointes les mots me manquent
Ce sont les doigts qui commandent
Et la chair se dresse et l’orage gronde
Cette planète succombe
Caressons-nous jusqu'à la tombe
Que le soleil annule l'étoffe
Et qu’il offre tes fesses avant la catastrophe

La fin du monde est limite rough
J’ai faim je frôle tes limites roses

Regarde-moi qui m’effondre
Les genoux à terre devant tes lèvres rondes
Les seuls maux qui me tentent
Sont les vertiges que tu me chantes
Balance-moi tes dossiers
Où les filles sont par les corps aimantées
Deux mains se partagent l'amande
Et les soupirs en redemandent

Que tout se gèle ou se mette à cramer
Je crois qu'il est grand temps de s'apprivoiser

13 janvier 2020

Petit Papa Noël ?


Défi WriteControl - (mots en gras à utiliser)



En ouvrant la porte de sa chambre, j'ai mis quelques secondes avant de repérer son visage. Autour d'elle, une foule d'appareils ultras modernes me jetaient des signaux sonores et lumineux, d'un air tout à fait sérieux. Oiseaux de mauvaise augure ou bonne étoile, je ne savais comment déchiffrer ces indications techniques ? Il fallait, encore et toujours, renoncer à comprendre. Faire confiance à l'équipe soignante de l'aile Ouest du 3e étage de l'Hôpital Pellegrin. Je disais, à qui voulait bien l'entendre, que moi, je ne cherchais que Sophie. Je n'étais pas un type compliqué, simplement son ami, son mec.

– Mon Dieu ! Qu'est-ce que t'es beau !

Sophie venait de m'apercevoir. Et aussitôt, elle avait saisi son drap à deux mains, en serrant les poings, comme un enfant s'empare soudainement de son jouet préféré. Et on le sait ; ces petits bonhommes sont assez malins pour différencier un sucre d'orge appétissant d'une grossière paire de mitaines usées. Logiquement, il ne devrait pas y avoir de quiproquos. Aucune change qu'un objet inapproprié ne côtoie leurs papilles gustatives. Alors, pourquoi ces étoiles inquiétantes qui nous troublent la vue, devant leurs mouvements imprudemment saccadés ?

Sophie n'était plus une enfant. Elle mit pourtant brusquement le bout de tissu devant sa bouche. Peur d'en dire plus ? Je ne voyais plus maintenant que ses yeux brillants, qui nageaient au-dessus d'une vague de drap bleu. Ses poings toujours serrés, paumes sur les lèvres, retenaient sûrement quelques cris joyeux. Pourtant, ils étaient étonnement teintés d'une de ces peines inconcevables, parmi les plus tristes que je n'aurais cru possible de contempler, sans m'effondrer dans l'instant.

Pour me ressaisir, je lui fis remarquer que sa phrase d'accueil, pour flatteuse qu'elle ne soit, n'en était pas moins grammaticalement désolante. Elle sourit, faiblement. Ses forces consumées par sa courte éruption de joie. Je comprenais les choses toujours trop tard, comme ici, de ne faire en aucune façon ce genre de reproches à une mourante. Mon professorat n'en finirait donc jamais de déteindre sur la moindre de mes activités civiles ? Je fis intérieurement cette résolution de Nouvel An ; arrêter de reprendre mes proches. Ne sommes-nous pas tous, à plus ou moins longue échéance, mourants ?

Sophie avait toujours eu quelque chose qui cloche. Sa petite sarbacane, elle n'en voulait plus. Le temps infini que j'avais passé à m'en délecter, des saveurs toujours changeantes de son biscuit défendu, n'avait rien changé à l'affaire. Je lui avais même fait une lettre. Mettre noir sur blanc mes sentiments, n'avait pas plus apaisé ses angoisses que si j'avais jeté une boule de neige au cœur de notre veille cheminée allumée.

J'adorais, lui disais-je, quand elle faisait la dinde, nue sous le plus beau de ses manteaux de couturier, pour une de ces séances jubilatoires, dont j'étais l'unique spectateur. Alors, qu'elle cache une bûche en son sein, peu m'en importait le dessin ! Son vœu d'en finir avant la fin de l'année, avec cette enveloppe de lutin parano, elle qui se savait depuis toujours fille de Mère Noël, c'était son sémaphore, son sourire des nuits de veilles.

Et, ce cadeau, la technologie aurait dû le lui offrir. Le chirurgien qui nous reçu dans son cabinet avait été formel. L'ablation était une opération de routine. Même un apprenti sorti droit de la crèche savait la pratiquer. Il rajouta même en riant :

– Vraiment, ne vous inquiétez pas. En plus, c'est vraiment le type d'opération qui me botte !

Il était drôle, il était beau et aussi musclé que basané. Avec Sophie, on se tapotait du genou en signe de complicité discrète. Sans dire un mot, je savais qu'elle ne pensait qu'au délicieux Petit Prince qu'on pourrait faire ensemble, une fois les coups de scalpels cicatrisés. Alors, voir les cotillons de nos désirs brûler aussi vite qu'un sapin sec, gâchant irrémédiablement la fête de fin d'année, c'était inconcevable.

Pourtant, malgré tous les gants qu'il prit lors de l'opération, quelque chose foira. Une infection nous jetait, anges déchus, aux enfers. J'avais eu beau insulter tout ce qui me passait entre les mains, de personnel médical ; l'état de Sophie ne s'était pas amélioré. Même elle, je l'avais engueulée. Comme quoi, me faire passer les fêtes de fin d'année à l'hosto, c'était pas très sympa. J'avais dû prendre un air comique ; elle avait souri. Sophie, je crois qu'elle vient d'une autre planète. Et, si elle doit repartir comme le prédit l'académie, elle fera escale sur la Lune. Pour un dernier regard vers cette Terre où elle n'avait pu se faire la moindre place.

Assis près d'elle, je tenais le coup. Je restais solide. Elle me disait froid, sortant d'une bataille de neige ou quoi ? Ce n'est pas de la distance, Sophie. À quoi te serais-je utile, effondré. D'un cœur fendu en deux, ne sortent que des larmes. Pas d'explosion de confettis. Faut pas rêver. Elle, elle rêve encore. Comme une adulte qui croirait encore au Père Noël.

– Pourquoi ? Tu n'y crois plus, toi ?
– Ben, pas tant... Surtout quand on voit ce qu'il nous envoie.
– Ah ! Donc, tu y crois !
– Non, je dis que s’il existait, tout ça ne serait pas arrivé.
– Mouais, t'avais pas dit ça...
– C'est vrai, j'avais dit que c'était de sa faute. Faut bien un responsable sur qui taper... 

Ça aurait sans doute été plus simple, de déposer tous nos fardeaux dans les bras d'un vieux barbu de rouge vêtu. Et, sûr que ça aurait fonctionné. On aurait été soulagés. Mais, notre seul Dieu, c'est le réel. Lui, il s'en fout de nous aider. Un faux pas, un outil mal décontaminé, il distribue autant de bactérie que stipulées dans la charte infectieuse. Pour que les lois de la biologie soient respectées. Saloperie de Lois... Je m'en tape, des lois. S’il suffisait que je me mette à genou en priant le Père Noël de sauver Sophie, je le ferais. Contre la mort, toutes les armes sont bonnes à prendre. La pudeur, la raison, les siècles d'expériences humaines, ça nous a mené où ?

– Ça te ferait du bien, si j'y croyais, à ton Père Noël ? ai-je tenté, un peu à bout.
– Ben ? Non ! Tu fais comme tu le sens. Pas comme tu penses que je le voudrais. Bêta !

Sophie, la réalité, elle s'en tape. Les lois de la Nature qui lui ont donné le mauvais corps, elle n'a pas le goût de les vénérer. Alors, un gros barbu qui sourit avec une grosse voix de camionneur, ça ne lui parait pas non plus incohérent ? Et, moi aussi, finalement, ça m'aide de la savoir en d'autre mains bienveillantes, quand je la quitte pour la nuit. Je sais qu'elle a trouvé du réconfort. Je peux doucement me glisser hors de la chambre. Pour enfin m'effondrer dans le couloir sans fin qui mène aux ascenseurs. J'enfonce le plus possible mon bonnet de laine sur mes yeux, pour cacher mes larmes. Pour éviter la contagion. Ces choses là doivent se faire seul. Alors, la douleur monte. J'aimerais bien arriver à la voiture avant que cette lave ne me broie. Les portières fermées, la musique montée, je pourrais expulser ce râle qui attaque mes cordes vocales. Cette source acide, née dans ma poitrine, se diffuse partout. Il faut qu'elle sorte avant de me bousiller complètement...

Mais, qui n'a jamais connu la peine ? C'est en pensant à cette communauté de douleur et de chagrins inconsolables que finalement, je m'apaise. Aucun d'entre nous n'est seul. Je suis tellement sûr que, disséminés autour du globe, nous sommes un paquet à actuellement suffoquer de douleur et de rage. C'est un peu comme si nos sanglots coulaient vers le même fleuve, une drôle d'unité désespérée. Ça n'a pas de sens, mais on dirait que ça m'aide. Les larmes m'ont simplement traversées. Je ne sais ni d'où elles viennent, ni où elles vont. Mais, je sais qu'elles ne m'appartiennent pas, qu'elles ne me définissent pas. Elles sont à nous tous, ceux qui les accueillent pour un temps.

Demain, je retournerai voir Sophie. Je serai solide. Un moment. Peut-être même drôle ? Elle le croira. Je le serais donc. Puis, peu à peu, comme des flocons sous le soleil d'après-midi, mes forces iront s'évaporant. Il sera temps de repartir, temps de hurler dans un véhicule mal garé. Avec un lampadaire agonisant comme seul témoin.
Chaque jour, au-dessus de chaque porte de notre foyer, j'aurais dû mettre du gui. Je l'aurais embrassée plus souvent. Nous aurions ris plus souvent. Mais, innocent, je voyais le chemin ensemble si long qu'il devait forcément tutoyer l'infini ? Je suis sûr que si l'on m'avait interrogé, j'aurais même, en toute bonne fois, déclaré être pratiquement immortel. Non, je refuse que cette fin soit une option !

– Et là, tu penses à toi ? Vraiment ? Sophie n'en a plus que pour quelques jours et tu penses à toi ?
– Je... Pourriez-vous sortir de l'ombre et me parler en face si vous avez quelque chose à me dire ?

Mais, dans cette nuit noire, je ne voyais personne autour de la voiture. D'ailleurs, la musique était si forte, comment aurais-je pu entendre un passant me parler ? Qui pouvait être au courant de la moindre de mes pensées ? Un frisson me griffa de la nuque jusqu'en bas du dos. Qui donc m'avait fouetté, d'une de ces branches de hou aux épines acérées ? C'était la peur. Je la reconnaissais. Car, cette voix inconnue, je peinais à me l'avouer ; elle n'était pas naturelle. Rien ne collait, c'était bien trop absurde. La voix m'était complètement étrangère et vu les décibels produites dans l'habitacle, de toute façon, il m'était impossible d'entendre aussi clairement quelqu'un à l'extérieur...


– Petit Papa Noël ?

05 janvier 2020

Autrement Pareil

  
Défi Plume d'Argent
J'ai tellement hurlé, chanté, embrassé tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à quelque chose de vivant, que mon ivresse, en ces dernières heures de 2019, n'aurait pas été plus puissante si j'avais bu. De l'alcool, je veux dire... J'étais hors de moi, dans un état d'euphorie extrême. Un mélange d'osmose émotionnelle totale avec le commité amical qui m'entourait. Car, eux, n'avaient pris aucune mesure drastiques, quant à l'abstinence ou la modération.

D'étonnement jubilatoire, aussi. Car, cette maudite apocalypse socio-écologique, prédite chaque jour de cette atroce année, n'avait pas mis de point final à notre insolente aventure humaine.

Nous étions tous là, bien vivants, entassés dans les canapés qui eux, ne passeraient pas un réveillon de plus, désossés qu'ils étaient, sous nos corps enchevêtrés. Il faisait chaud, il faisait quelque chose de nouveau. Il fallait donc, nous aussi, nous inscrire dans ce moment de transition. Comment vivre quelque chose à fond, sans y mettre tout son être, tout son cœur ?

Alors, il était temps de compiler un an d'erreurs, de faiblesses, de lâchetés, de temps perdu ou mal employé. Et, d'en tirer les conclusions adéquates, seules capables de faire naitre les vraies, les bonnes résolutions ; celles que l'on ne pourra que tenir, tant elle se révèlent vitale.

– Non, mais, sérieusement, les politiques, quelle belle bande de trous du cul !

– Poilus !

– Oh ! Didier, merde, t'es con. J'ai dit "sérieux". On peut pas rigoler de l'état dans lequel ces fumiers ont plongé le pays, quand même...

– J'avoue, désolé. C'est mon amour de la rime qui me joue des tours, parfois. Alors, on fait quoi, nous, le petit peuple des électeurs.

– Ben, vous, vous faites ce que vous voulez. Mais, moi, de mon côté, j'arrête de m'en foutre royalement, de la politique. C'est décidé, en 2020, je saurais tout, des partis, de leurs programmes, du passé des chefs de file et de leurs compagnes ou compagnons. Et, si vraiment, j'en trouve aucun qui va dans le bon sens, alors, juré, je me jetterais à l'eau.

– Toi ! Tu vas faire de la politique ? Je rêve... C'est bien le genre de résolution qui ne va même pas tenir jusqu'à l'aube ! T'es sûr que t'as rien bu ?

– Ah ah ah !

Au moins, j'aurais produit mon petit effet ; tout le monde se marre de ma décision. Chacun trouve une anecdote, mettant en avant mon incapacité à tenir de telles responsabilités. Foutez-vous de moi autant que vous voulez, c'est parfait, tant que vous n'arrêtez pas de parler de moi ! Si tel est le prix, pour être au centre de tous les regards, j'encaisserais l'ardoise, les coups et les rires sans problèmes. Certain, au final, d'en sortir gagnant.

– Je dis pas que je ferai forcément mieux. Je dis juste que je ne pourrais pas faire pire... Déjà, ce fonctionnement pyramidale de la société, allez hop, ça dégage ! C'est pas un président qu'on a, c'est un monarque.

– Ça, c'est bien vrai !

– Yes ! T'auras ma voix itou, mon chouchou !

– Désolé Didier, mais tu étais prévenu, dorénavant, j'interdirai les rimes trop riches. Faut pas venir me chercher, quand je légalise !

– Bha ! Tant pis, faut savoir faire des sacrifices, pour le bien commun. Et, donc, pas de palais pour toi ? Où donc seront les appartements présidentiels ?

– En Californie !

– Hé ! Qui l'a saoulé à l'insu de son plein grè ?

– Non, mais, je veux dire que le cloisonnement du monde en petits territoires autonomes et belliqueux à fait son temps. Vous ne pensez pas qu'un gouvernement mondial serait beaucoup plus cohérent avec nos technologies de communication actuelles ?

– Yeah !!! Éric président ! ÉRIC PRÉSIDENT !!!!

– Je vous demande de vous taire !

– Ha ! Ha ! HA !

Je faisais littéralement un tabac. Le public était chaud bouillant. Ça sentait bon le bourbon et l'hystérie collective. Sans trop me mettre de pression, je restais concentré ; il fallait rester bon tout du long.

– Et, tu feras quoi pour l'égalité des genres ?

– C'est une excellente question. Et, je te remercie de me l'avoir posée.

– Arrête de gagner du temps, sale politicard ! Répond à la question !

– Ok ! Je vais être très clair : il faut faire un bilan de toutes les oppressions commises. Et, en tirer des sanctions proportionnelles. Sans quoi, ni la confiance, ni la paix, ni le partage des tâches ne saurait se faire de façon réellement pérenne.

– J'en connais, ça va leur piquer un peu, de se taper la moitié de mon quotidien !

Marie en profita pour pointer du doigt mes lacunes galactiques en problématiques géo-politiques contemporaines. C'était très juste. J'avais bien suivi, un temps, les guignols de l'info. Mais, le bagage, pour sympathique qu'il fut, était complètement dépassé. Non, en 2020, je reprends des cours en auditeur libre à l'université de Talence. Il me faut une solide formation. Point !

– Et, ton look de merde, on en parle ?

– Mais, enfin, qu'est-ce qu'elle a, ma chemise à carreaux ?

– Heu... Des carreaux !

– Et... Ça gène en quoi une élection ?

– Écoute, ça gène tellement de choses qu'à ce niveau, l'élection n'est qu'un paramètre parmi tant d'autres. Comme, par exemple, un célibat intense et compulsif. C'est vraiment un choix de ta part, de vivre seul depuis des années ?

Touché ! Pierre et sa logique analytique sans pareil, c'était un phare dans la tempête de ce nouvel an. Il fallait que je me bouge, en 2020. C'est quand même pas compliqué, d'avoir un peu de goût vestimentaire. Je promis, la main sur le cœur, devant toute l'assemblée hilare, que j'allais complètement remettre à niveau ma garde robe. C'est à dire, balancer mes deux jeans pourris et mes chemises de récup désolantes, pour commencer. Si ça pouvait mettre des atouts de mon côté pour trouver une moitiée accueillante, j'irais même jusqu'à me teindre en blond !

– Ouais !!! Une teinture ! Pour dire adieu à cette irruption de cheveux... Heu...

– Très très clairs ?

– Ben non ! Blancs ! Très blancs, même, sur les côtés comme au milieu !

– Mais, ça ne me donnerait un petit air sérieux ?

– Ça fait sérieusement un air vieux, oui. Tu veux les votes du troisième âge en priorité ou quoi ?

– Si je vous écoute, il faudrait me faire photoshoper vivant ?

– Ouiiiiii !

Ça commençait à sentir le président virtuel, tout ça... Nouvelle année, nouvelle vie. Moi, je voulais du réel, du vrai. En finir avec ces années collées à l'écran. Promis, demain, je commence ma déconnexion. Rencontrer des gens, en vrai, communiquer avec des inconnus et, pour autre chose que de simples transactions matérielles.

Il me fallait alors prendre une décision forte, concernant ce manque de sociabilité. Mais laquelle ? Cette question tournait en boucle et commençait à me priver de l'attention nécessaire à la discussion, qui continuait sa route sans moi. Était-ce la fatigue ? Je sentais le canapé m'absorber, près à digérer tous mes soucis, d'un sommeil réparateur. Le compte à rebour, au loin, filait en grain de sable entre deux rêves...







– Monsieur, monsieur...? Hé ! Monsieur, réveillez-vous.

– What the...?

– Président, il est temps de quitter l'amphi.

– De quitter quoi ? Président qui ?

L'évidence d'être au beau milieu d'un rêve absurde se dilua  d'un coup, dans l'épais filet de bave qui me reliait à la tablette sur laquelle ma joue s'était incrustée. J'étais bel et bien dans un amphi. Ça n'avait aucun sens. Mais, que croire, si l'on ne peux plus se fier à ses propres sens ? Et, ces mains, fermes, pour les sentir, je les sentais... Deux types, en costumes inquiétants, c'est à dire, en costume, tentaient de me soulever, chacun par une épaule.

– Ça va, ça va. Je peux encore me lever tout seul.

– Comme vous voudrez, patron.

L'effort que je dû produire pour simplement décoller mes fesses du siège me sembla disproportionné. Et, le coup d'œil sur ce corps, qui ne répondait que très mollement à mes désirs de verticalité, me fila un autre coup, de sang, de stupeur ! J'avais pris... J'avais pris des kilos, beaucoup, énormément de kilos. Et, impossible de sortir de ce cauchemard qui était à deux doigts d'avoir raison de ma... de mon entendement ! Bon, au moins, j'avais du vocabulaire et, j'étais bien habillé !

– Dites, les gars, si je vous demande quelle est ma teinte capillaire, vous allez dire... blonde ?

– Bien blonde, c'est sûr !

– Hi hi !

– Il se fout de ma gueule, Brutus ?

– Pardon, chef. Mais, ce coup-ci, vous avez mis un peu trop d'eau oxygénée. Ça fait un blond bizarre. Pardon.

Ho ! Que je n'aimais pas la tournure que prenait ce rêve lucide. Pas du tout, du tout...

– Bon, si je vous demande de quel pays serais-je donc bien le président, vous répondrez quoi ? Le Monde ?

– Et, vous l'avez mérité. Vous vous êtes tellement bien battu pour ça !

– Ha ! Oui, c'est sûr. Encore bravo, Patron !

– Mais, taisez-vous !

J'avais surtout l'impression de ne m'être que trop bien battu contre mon assiette. Et, je me rendais compte que ces deux abrutis allaient mettre des plombes à m'expliquer la situation. Il fallait que je trouve quelqu'un de compétent pour m'éviter de finir complètement fou à lier. Je n'osais évidement pas leur demander la date du jour. Tout ressemblait à la réalisation grotesque de l'ensemble de mes résolutions prise hier, si tant est que ce hier soit mon hier, d'hier ? C'était soit ça, soit un rêve. Il me fallait vite choisir, prendre position, redevenir acteur de cette situation qui me clouait sur mon siège de spectateur. Mais, vraiment, moi, président ? Oui, c'est vrai, je l'avais souhaité hier. Et, à jeun, en plus... Didier avait mis une pilule dans mon IceTea. Il n'y avait pas d'autres explications. Et, pourquoi je me retrouvais entouré de deux crétins gigantesques en costard ? Trop de questions. Trop de poids. J'avais envie de pleurer.

– Bon, les amis, où est mon ordi, ma tablette, mon téléphone ? Filez-moi un truc connecté, vite ! J'ai deux ou trois question à poser à mon moteur de recherche favori...

– Mais, c'est que... Vous n'avez... Vous n'auriez pas perdu la mémoire ou quoi ?

– Ok... J'ai aboli les objets connectés, c'est ça ?

– Ah ! La mémoire vous revient. Vous nous avez foutu une belle trouille, Président !

– Vive le Président !

– Dites, Tom & Jerry, on avait pas parlé que vous la fermiez ?

– Mais...?

– Tssss.. Chut !

En sortant de l'amphi, j'essayais de me remémorer quelles autres résolutions de merde j'avais pu prendre ? Être prêt me semblait primordial, si je ne pouvais pourtant rien comprendre ? Mais, la porte franchie, une file se forma aussitôt devant moi. Chacun voulant prendre de mes nouvelles, me féliciter, partager un moment. La pression de cette foule m'était insupportable.  Je leur criais de reculer. Leurs yeux, éteints, comme ceux d'acteurs récitant un texte laborieux, me glaçaient le sang.

L'évidence me frappa violemment ; j'étais devenu un tyran, ni plus ni moins... Entouré de tous, cette solitude, si familière, n'en était pas moins pesante.

Et, cette vérité en appelait d’autres. Je me réveillais enfin complètement, découvrais celui que j’étais, ici. Je sentais maintenant pleinement la formidable intelligence qui bouillait en moi. J’avais acquis toutes les connaissances de l’univers. Il m’était alors très facile de valider la bonne hypothèse, parmi toutes celles qu’il m’était possible d’envisager ; 2019 fut bien la fin de mon monde, l'apocalypse avait eu lieu. Et, mes promesses, toutes ces résolutions, mon enthousiasme d'alors les avait propulsées au rang de vérités, qui m'avaient sauvé la vie. Ouvrant un portail vers cette dimension où elles avaient toutes pris vie.

Chaque promesse crée son univers

Mais, moi, au fond, j'étais toujours le même.

Seul.