16 juin 2020

Planète Psyka


Image de l'extension "Origins"
du jeu DIXIT
de Jean-Louis Roubira
édité par Libellud
illustrée par Clément Lefèvre,
inspiration du jeu d'écriture DLP (Dixit Les Plumes)




Trois ans, il n'aura fallu que trois ans pour totalement démocratiser les voyages spatiaux. En 2020 partait le premier touriste de l'espace. Il était immensément riche, forcément. Alors, beaucoup comme moi pensèrent qu'à l'instar des safaris photo au Kenya, ce loisir nous serait à jamais interdit. Et bien, l'avenir vient à point pour nous contredire. Mai 2023, j'ai mon billet en poche. J'en suis toute fébrile ! C'est comme si je ne parlais plus qu'en points d'exclamations ! Il faut que je me calme ! Ça urge ! Au moins pour mes proches... Car, si au début ils participaient de concert à mes violentes poussées de joie hystérique, je les sens maintenant de plus en plus distants. Voire agacés...

Mais comment rester tranquille ; je vais bientôt quitter la Terre ! C'est pas fou, ça ? Alors, le seul moyen que j'ai trouvé pour éviter de monter trop vite dans les tours, c'est de mettre mes émotions en chansons. Au moins, si ma sérénité n'en a pas sensiblement retrouvé son équilibre antérieur, j'y ai gagné un paquet de fans sur les réseaux sociaux ! Mon dernier hit, Cépafoussa, approche le million de pouces bleus. Les contrats de partenariat tombent de partout ! Je ne suis pas encore partie que déjà, je flotte sur un petit nuage. Pourtant, les paroles de ma chanson sont d'une indigence à deux doigts de me chagriner. Je n'y fais pratiquement que répéter ad libitum le nom du titre pendant les 3 minutes 03 secondes réglementaire pour une diffusion cross-plateforme monétisée. Mais au vu des retombées financières, mes scrupules perdent singulièrement de leur poid mortifère !

Il est clair qu'avec tout cet argent qui rentre, je vais pouvoir faire durer mon voyage plus que prévu. Beaucoup plus ! Peut-être même m'établir dans une autre galaxie ? 

27 mai 2025, j'ai trouvé ma planète d'accueil et mon choix a été validé par la Société Nationale des Convoyages Feldspathiques. En échange, ils m'ont fait promettre de leur pondre une ode au feldspath. Je peur de m'être un peu trop avancée… L'enthousiasme de ceux qui osent ! En vrai, tout ce que j'en sais de ce matériau, c'est qu'il a permis de créer la seule céramique capable de résister aux forte températures liées à l'arrachages terrestre sans imposer de surcharge pondérale rédhibitoire. Ainsi, la place gagnée pu être occupée par nous autre, les voyageurs veinards ! Mais de là à en faire une chanson…

Je leur ai promis un premier jet pour mon retour. La tête qu'ils vont faire lorsqu'ils vont se rendre compte que mon rapatriement n'est plus à l'ordre du jours ! La Terre, sérieux, c'est mort. On fera sûrement pas mieux ailleurs mais… on ne fera jamais pire ! J'ai beau sentir un léger malaise en me regardant du coin de l'œil ; cette insouciance égoïste, ce bonheur infini autocentré : je m'en tape. Je me barre. Juliette, ma fillette, c'est à toi de faire la fête !

Ma planète d'adoption a tout pour assouvir ma soif de sensations fortes. Là-bas, les lois de la physique sont très différentes de celles d'ici. Et c'est tant mieux. Si tout part en sucette autour de nous, c'est peut-être bien à cause des lois en vigueur. Notamment ces fichus déplacements quantifiés, à la limite de l'aléatoire (on dira "statistiques") de nos plus infimes particules élémentaires. Alors, forcément qu'on ne peut se fier à rien, si nos fondations elles-même n'en font qu'à leur tête…

Alors que sur Psyka, tout est différent. Par exemple, les humeurs psychologiques des habitants sont intimement liées aux fluctuations météorologiques. Dès lors, un petit effort de concentration sur la respiration profonde et hop ; c'est un ouragan d'évité !

Il me tarde tellement d'arriver. Nous sommes partis depuis 18 mois et les sorties de stase deviennent de plus en plus fréquentes. J'en profite pour répéter mon spectacle. Je veux faire bonne impression et pour cela, quoi de mieux qu'une représentation gratuite dès mon arrivée sur Psyka ? J'ai travaillé un nouveau concept mélangeant stand-up, musique électronique et danse classique ; ils vont adorer ! Il semble que chez eux, l'expression artistique ne soit que très peu développée. Tout un marché à prendre. Juliette, ma poulette, tu en aurais, tu te les ferais très vite en or, 24 carats ou rien ! On ne va pas se mentir, tu es un vrai petit génie de com virale. Et tant pis pour ceux que ça irrite, ton succès, tu le mérites.

Ça va leur faire un choc, sur Psyka. Oh non ! Ils sont pas prêts ! Vivre sans créations artistiques ? Jure… Cette planète est autant sidérante que fascinante. Il est fort possible que je sois amenée à jouer une rôle majeur dans le futur de leur évolution. Peut-être aurais-je une statue à mon effigie ? Conseillère de niveau 1 en éducation créative au sein du gouvernement. Idole des foules…!

– Juliette, nous arrivons dans une semaine. Avez-vous bien consulté la documentation concernant la psycho-sociologie affective de la planète Psyka ? 

– Tu m'étonnes, John !

– Heu.. C'est une question sérieuse. Vous semblez avoir plus travaillé sur votre spectacle que révisé les prérequis ?

– Ah ! Ah ! Je plaisante. Alors… Voyons voir ça… La documentation afférente aux gnagnagna des bidules psychopathologicomimiques… Je gère ! No souces, Bruce !

– Bon… Je vais être franc, je ne vous cache pas mon inquiétude. Vous allez être confrontée à un environnement tout à fait différent de celui qui vous a permis de survivre jusqu'ici.

– Mon cher Chef de vaisseau sub-luminique, permettez-moi de vous arrêter tout net. Allez hopopop ! Au gnouf ! Non mais dites, on se connait ? Nan, on s'connait pas…. Sachez que la seule chose qui m'a maintenue en vie, c'est ma formidable faculté d'adaptation. Pointalaligne !

– Si vous coninuez à le prendre ainsi, je me verrais dans l'obligation d'émettre un avis négatif concernant votre débarquement.

– Non mais t'es sérieux là ? ...Ok ! Il est sérieux là… Please. Me faites pas ça ! Je ferais tout ce que vous voulez. Juré !

– Soit. Pour vous montrer ce qui vous attends, je propose une simulation de votre spectacle en champs stérile dans un des labos du secteur scientifique.

– Mais c'est parfait ça ! Une première, c'est important de faire des première. Ajuster, peaufiner ; j'aime ça !

J'ai rien de préparé… Ça craint ! Bon, restons calme, personne ne le sait. Et personne ne peut s'en rendre compte. C'est pas marqué sur ma face ! Tant que je garde ce masque de fière assurance, ce sourire communicatif, ce regard aux éclats envoûtants, ça ne peut que passer. Bon, c'est vrai, j'aurais vraiment dû me bouger plus tôt. Mais j'adore travailler dans l'urgence. Ce stress violent, cette plongée dans l'inconnu, sans filet ; j'en suis devenue complètement accro. Ce coup de poker permanent qui m'a toujours fait rafler la mise. À chacune de mes prestations, je mets tout sur la tapis comme on saute à l'élastique ! Ah ! Le vertige du vide assaisonné par ma totale absence de frilosité, et tout mon talent peut se révéler. Tout prévoir, ce serait niveler les obstacles, affadir la magie de l'instant ! Trop facile. Ma grâce naturelle n'a besoin d'aucun… 

Non mais là, j'abuse. Je vais vite m'envoyer un résumé de la vie locale, sinon je suis bonne pour une jaunisse de l'espace de la mort, en 3D, Dolby Surround et Cinémascope ! Et on est vraiment trop loin pour tenter une vidéopsy avec mon thérapeuthe chéri… Ce coup-ci, je vais devoir gérer toute seule. Vraiment toute seule.

En entrant dans la médiathèque de notre cité volante, j'ai eu un petit coup de mou. Trop de choix, pas assez de temps, trop chiant, pas marrant. J'ai pensé un instant sortir avec le Docteur Donadello, ressortissant de Psyka qui fait le voyage retour avec nous. Quelques infos de première main, les convenances d'usage et hop, le tour est joué. On apprend mieux sur l'oreiller ! Mais non, c'est pas possible, j'ai une image à entretenir. Je vois d'ici les réactions hystériques de mes abonnés. Ce gars ressemble à rien. Vraiment ! En tout cas, rien de connu ! Non, y'a pas, je vais vraiment devoir me taper la doc et oublier le doc…

D'instinct, je me dirige vers le rayon culturel. Les étagères sont très peu fournie. Avec étonnement, j'ouvre  un recueil de poèmes.

"Il pleut des pensées sur son cœur esseulé" 

Ça commence bien… J'y  comprends rien ! D'après le commentateur virtuel qui accompagne chaque lecteur, il s'agit d'un exemple célèbre de leur fameuse météo intérieure. Leurs émotions sont non seulement capable, comme l'étymologie le rappelle, de les mettre en mouvement mais sont aussi la source de toutes leurs pensées. Il n'y a pas pour eux de différenciation entre les pensées rationnelles et irrationnelles. Ce ne sont ni plus ni moins que des évènements météorologiques aux sources inextricables. Dire "il pleut" n'a rien de moins personnel que de dire  "je pense", par exemple. Et leurs sentiments sont des plantes dont la croissance ne dépend que pour partie de leur volonté propre. Ils les aiment autant qu'on aurait chez nous d'affection pour un bouquet. Et les jettent une fois fanées sans plus s'en soucier.

Il va me falloir la jouer fine. Titiller leur corde sensible semble voué à l'échec... Je ferais mieux d'aller vite me changer pour ma prestation de ce soir. Tant que je ne serais pas dans le bon costume, mon justaucorps pêche assorti aux deux rond de maquillage sur mes pommettes, je ne pourrais pas retrouver mon calme. Ni cette fameuse inspiration qui doit me tirer d'affaire. Je vais aussi me sculpter un chignon. Qui peut résister à un bon petit chignon, personne, non ?

En arrivant au labo, toute pomponnée, je sens bien que la confiance va avoir du mal à s'installer. Pourtant, la reconstitution numérique d'une salle de spectacle Psykéenne est bluffante. Je me sens vraiment comme en coulisses. Le bruit sourd d'une foule compacte et invisible est saisissant. Mais, je m'échauffe sans plus y croire, certaine d'aller à l'abatoire. Les lumières s'éteignent. La bande sonore débute. Grosse caisse hypnotique et violons lancinants, je n'ai voulu leur laisser aucune chance. Mon entrée en scène sera leur délivrance. J'ai toujours reçu énormément d'amour, dans ces moments-là. Je monte sur les pointes, lève les bras, plaque mon sourire de satisfaction concentrée. Il faut qu'ils sentent que je mets tout dans mon art. Qu'ils soient persuadés que je ne triche pas. Personne ne peut recevoir autant en trichant. Si j'ai toujours été convaincue de mon talent c'est à cause du retour du public. Ce sont eux qui n'ont jamais cessé de me porter.

Alors, pourquoi ce froid ? Je le sens monter du sol, recouvrir mes ballerines, dépasser mes tibias. La vague gelée avale mes genoux maintenant. Il faut sourire. Garder les commandes. C'est un combat entre eux et moi. Mes cuisses semblent prises dans la glace. Pourvu que ce froid ne monte pas plus haut. C'est insupportable ! Mais, comme jamais auparavant, mes vœux ne sont nullement exaucés. La température continue de monter, enfin, de descendre. Je ne comprends plus ? Je sers les dents, les bras en cercle au dessus de la tête. Sourire et sauver ce qui peut l'être. Je ferais le bilan plus tard. L'hiver me ceint la taille au niveau du nombril. Je tente de faire craquer la glace en vain.

Je souris.

Ils ne m'aiment pas.

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...on en cause ?