25 juin 2019

Qui sous les tables

Défi Babelio.com, juin 2019



Les années font semblant. Elles me disent qu'elles passent, que tout passe. D'une voix discrète, posée, calcaire, elles ne voudraient laisser aucun doute. Armées d'une pelletée d'alliés, elles appuient leurs dires : un miroir, une vieille photo, une robe qui ne veut plus de moi ; affaire classée ?
Mais, toujours revient, fin décembre, le repas de famille. Celui-là raconte autre chose. Dès le seuil de la porte, la même impression, le même doute qui me trotte, de la tête aux pieds, qui se frotte sur tout mon corps, depuis les entrailles jusqu'à la peau. Comme une rosée, condensée dans mes poumons, tombe en lourdes gouttes et, déborde la Garonne. Comme une pellicule, invisible au quotidien, s'échappe de mes cheveux et, recouvre, pour mes seuls yeux, tous les meubles, de sa neige éternelle.

Dans le salon, le sol est-il plus grand, mes pieds plus petits ? Ma belle assurance qui s'effiloche, depuis m'être garée, maintenant m'abandonne et, je vacille. Je ne suis plus sûre de faire mon âge. Confirmation, en passant à table ; mon assiette tangue, j'en jurerais. Me prévient-elle ? Ou veut-elle m'emporter ? Je crois qu'elle me sent prête à fuir...
Avant, j'esquivais, sans tergiverser, entre les plats, la violence d'un discours, le vide d'une position inamovible. Je pourrais, pourtant, toujours me lever, prétextant un besoin pressant. Attendre, au calme, les cris de menaces prévenantes :

-    Mais elle est où, Johanna ?
-    Johanna, on t'attends pour le dessert !
-    Dépêche-toi, sinon, y'en aura plus !
-    Je pourrais pas garder ta part longtemps !
-    Elle a encore disparue…!

Je n'ai jamais vraiment été là. Toujours ailleures, à peaufiner le geste lent, hérité du pécheur patient, qui guette les remous, en bord de rivière. Maintenant, ma technique est acquise ; je reste bien à ma place. Mais, au milieu des autres, je ne fais que surveiller, discrètement, mon bouchon de liège ; alarme d'une prise hypothétique. Baleine blanche ou poisson chat ? Et, j'espère, à en devenir transparente, ce moment qui n'arrive que lorsqu'on cesse de l'attendre. Ce moment où, les mots se transforment. Pour devenir promesse de se perdre.

On pourrait s'isoler, au fin fond des forêts, tenter de parler aux animaux sauvages ; ce ne serait pas ça. À peine une ressemblance, du papier jauni. Non, je parle d'autre chose. Du temps d'avant la copie.
Du temps d'avant le langage.
Cette époque peut sembler inaccessible ; j'ai quand même une astuce. Je connais la frontière, je sais où est la porte, la faille. Je souris. Elle devrait leur crever les yeux, à tous ; parents, oncles et tantes, frères et cousins. Ils la touchent, s'y appuient, du coude, de la main et, des successions de plats posés dessus, souvent, la souille. Non, je garderai ce secret pour moi.

Alors, ils diront :

-    Elle est bizarre, non ?
-    Oh, pas plus que d'habitude.
-    La pauvre, toujours célibataire ?

Du coup, je glisserai doucement de ma chaise. Attirée vers le bas, là où tombent les petites choses. Celles qu'on ne ramasse même plus, miettes tellement minuscules qu'elle ne gênent personne. Les mains agrippées à ces quelques centimètres d'épaisseur de bois, je savoure l'instant. La table est encore frontière horizontale. Bientôt, elle sera barque. Elle me ramènera, s'il lui plait, vers mes premières années.

Je la repousse un peu, quand même, la chute. C'est tellement étrange, de rapetisser à mesure que je glisse vers le bas. Sûrement, donnant, donnant ; un centimètre, vers le dessous de la table, me coûte, au cours actuel des taux de désintérêts, quelques 5 ans et demi, si mes calculs sont exacts ?

Passer sous la table, à mon âge, ça ne se fait pas, sinon, dans la plus stricte intimité. Et, même en ces occasions, il faut s'attendre à quelques noms d'oiseaux, de volailles, de poissons et, tous ces titres de noblesse de cours de récré, noms de mépris, de domination. Je vois, pourtant, au fond des yeux des mâles de passage, mêlée à leur joie d'enfin servir, la peur qui monte. Retrouveront-ils objets aussi doués que moi pour la soumission ? Alors, leur premier pas vers la solitude, ils le font en me quittant. Pourtant, je ne demanderais qu'à les emporter, dans mon sillon, vers l'Origine. Mais, je ne peux rien pour eux, tant qu'ils restent dans ce duel absurde, avide de victoires, d'une différence microscopique.

Les copines me signalent, en riant que, l'évolution technologique devrait me permettre de m'en passer, des mâles, s'ils me pèsent autant ? Elles non plus, ne comprennent pas. Il ne s'agit pas du plaisir pour lui même mais plutôt, d'un véhicule, vers l'arrière, vers l'instant zéro. Il faut que mes cris de plaisir résonnent en cris primaux. Pour ce nouvel accouchement, non plus de finesse. Mais, des hurlements, des fluides, des viscosités, des odeurs, de la violence, au delà de tout jugement.

Il faut qu'à chacun de leurs coups de reins, ils me propulsent, vers le début de mon histoire. Alors, j'irai sous les tables, à en perdre les mots. L'immobilité fragile. Il faut choisir. Soit se forger un destin, sur les cadavres adverses, pour en oublier sa propre mortalité. Soit, remonter vers la source. Ma régression, du moins, est volontaire et lucide, si on la compare à celle de l'homme machine, pilonnant des matrices à la chaîne, pour en oublier les siennes.

-    Je trouve que tu exagères.

Celle qui me parle et, qui devrait se taire, elle me connaît par cœur. Elle abuse, toujours au mauvais moment, de son pouvoir. Ce n'est pas vraiment une enfant, pas vraiment une conscience.  Elle me suit depuis toujours. Une voix, que je n'ai jamais su dompter. Une voix qui n'a jamais dit d'où elle venait.

-    Je trouve que tu exagères, en comparant le sexe à une simple régression.
-    Tiens, pour voir, analysons ensemble les différentes positions. Tu verras comme c'est frappant.
-    C'est vrai que, sur le dos et les jambes en l'air, on dirait que tu attends que tombe le talc !
-    Et, quand je joue la femelle du lévrier, c'est souvent à quatres pattes.
-    Je sens qu'on va en venir à la tétine, dans pas longtemps ?
-    Tu m'enlèves les mots de la bouche.
-    Donc, pour toi, le sexe, c'est soit pour faire des bébés, soit pour en redevenir un ?
-    Tu ne trouves pas ? Ce don total de soi, cette confiance, la pudeur qui se dissout, l'acceptation qui grandit ?
-    Je dis que la science ne parle que d'ocytocine.
-    Gnagnagna !
-    Tu vois, pour la régression, tu n'as besoin de personne !

Hé! Heureusement... Ce semblant d'autonomie, j'y tiens !
Car, ça ne fonctionne pas à tous les coups, le passage qui va me ramener, du dessus, vers le dessous des choses, par delà le recto de cette table, pour tourner les pages à rebour, remonter les chapitres, d'une existence jamais entamée. Vers ce temps où j'avais encore toutes les excuses, pour ne pas les comprendre ; n'en connaissant rien, ni la langue, ni les mœurs. Ce temps révolu où je babillais, j'en ai encore, parfois, le goût qui me revient, lors de ces repas.

La remontée des âges farouches, où ma tribu traînait, à quatre pattes, sous les tables de Ceux Qui Marchent Debout mais qui, le plus souvent, vivent assis sur leurs fesses. Pour ça, j'ai besoin du brouhaha des convives. Cette sorte de matière cotonneuse, qui bouche mes tympans, est docile à l'étincelle temporelle. L'étincelle, elle, nul ne peut la maîtriser.

Au début, je remarque simplement que certaines phrases perdent de leur sens. En suite, ce ne sont que quelques mots qui surnagent, au milieu de vaguelettes de blablabla. Mon évolution se défait, mailles par mailles. Enfin, doucement, je me laisse couler. Dans un moment, j'espère, je perdrai le français. Je réalise qu'avant lui, j'avais une autre langue. Ma langue prénatale, peut-être ?

Alors, le feu des souvenirs peut enfin prendre. Je me retrouve dans cette bulle d'isolation cognitive. J'ai quelques demies-douzaines de mois. J'y tiens, à ces 18 mois. 18 petits infinis, mis bout à bout, ça commence à faire beaucoup. C'est mon seul trésor. Qu'on le sache ; je le défendrai, bec et ongles !

Enfin, je suis redevenue ce bébé, cette aventurière téméraire qui veut toucher à tout, qui a soif de tout connaître.
J'ai beau ne rien comprendre à ce que disent les grands, j'écoute. Mes semblables me préviennent pourtant ; ils ont la très nette impression que les grands ne disent rien de très intéressant. Ils font tellement de bruit. Ce n'est pas ainsi que se disent les choses importantes. Et puis, ces grands animaux ahuris, s'ils étaient doués de raison, ils nous comprendraient directement, sans qu'on ai besoin de hurler, comme des débiles, à s'en brûler les cordes vocales.

Ils le savent, d'où on vient. D'avant la matière, nous sommes passés par eux, après tout. Le voyage abyssal nous a fait perdre la mémoire. Mais eux, je veux croire qu'ils savent quelque chose. Je veux croire qu'on peut le combler, ce manque de communication. Et, qu'ils pourront quitter cette espèce de condescendance, dans le ton de leur voix, lorsqu'on ne choisit pas la direction qu'ils considèrent comme seule évidence. Qu'ils puissent, un jour, nous révéler tous les secrets oubliés.

Un gamin de 12 mois me bouscule :

-    Tu rêves, c'est des cons ! Viens, y'a des trucs incroyables là-bas.

Moi, je sais bien leur affection à notre égard. De toutes les hypothèses que je puisse concevoir, une seule retient mon attention : c'est mon incapacité à les rejoindre sur leur terrain linguistique, qui doit fausser mon jugement, concernant leurs attitudes paradoxales, leurs balourdises congénitales. Je croise les doigts de toutes mes forces, en priant que nous nous soyons trompés, sur eux, les possibilités d'une vraie relation, basée sur une parfaite compréhension.

-    T'es vraiment qu'une bêcheuse.
-    Et vous, pas très patients…
-    Allez, viens avec nous, on va se marrer.
-    Ouais, c'est ça... Vous allez encore me filer des tartes, je vous connais !

Ça ne me semble pas incongru, à 18 mois, d'être un peu prudente.
Alors, je passais autant de temps que possible, sous la table du grand repas, à récolter le moindre de leurs sons. Il fallait faire attention à tout. Aux coups de pieds, au coups de gueules, aux collègues, qui s'agacent de mes absences aux jeux communs. Prise entre deux feux, je tenais bon.

Et, un jour, c'est arrivé. Je sortais d'une traversée périlleuse, entre les mollets de convives éméchés. Je me suis retournée pour les observer, assise sur les fesses, comme eux mais, par terre. Ils riaient un peu plus fort que d'habitude, leurs yeux fixés sur moi. J'ai toujours bien aimé qu'on s'intéresse à ma petite personne. Je leur rendais donc un sourire des plus ravis et confiant. J'avais, plus que jamais, envie, besoin, de savoir si tout ceci avait un sens ?

-    Celle-là, elle n'en fait qu'à sa tête. Elle ira loin !

J'étais sous le choc : j'avais compris la phrase ! Un joie puissante me leva. J'avais raison depuis le début ; ils avaient bien un langage cohérent ; nous allions enfin pouvoir communiquer. J'allais pouvoir recueillir les clés de tous les mystères passés, présents et à venir.
À cette époque, malgré une grande prudence, j'étais encore le jouet d'emportements jubilatoires parfaitements excessifs.

-    Hé ! Les grands, je vous comprends ! C'est pas croyable !
-    Mais qu'est-ce qu'elle raconte, la petiote ?
-    Comment ça, qu'est-ce que je raconte ? C'est pas clair ?
-    Trop mignonne ! Elle babille pour nous imiter avec tellement de sérieux. De la graine d'actrice, ça, madame !
-    ...? Mais fck !

J'étais verte… Tous ces espoirs pour rien. Je les comprenais... mais pas eux. Comment était-il possible qu'une langue n'aille que dans un sens ? J'avais beau joindre force de gestes, d'intonations, je ne suscitais qu'une triste hilarité générale. Le pire, c'est que je comprenais leurs réponses. Pas complètement, bien sûr, ce qui m'a surement permise de croire, qu'un jour, nous pourrions améliorer cette situation. Il me fallait étudier, dans la confiance, le respect, la patience et, toujours, des efforts redoublés. Qu'importe le temps que ça prendrait, ne pas lâcher, surtout, ne pas lâcher.
Sinon, que me resterait-il ? Je n'osais y penser…

Malheureusement, ça ne s'est jamais vraiment arrangé, depuis. J'en ai trop compris, ou pas assez ?
Le mystère restera entier. J'avais 18 mois et, le fiasco du premier repas familial allait dérouler un chapelet d'une bonne cinquantaine de perles noires, de désolations, incompréhension, déception.
Que des mots en "on".
Les potes avaient raisons… Ils ne savent rien. À un point qu'il ne faudrait jamais révéler. Un point galactique... Alors, ils bâtissent, des familles, des carrières, des monuments, des histoires auxquelles ils croient si fort qu'elle en deviennent certitudes.
Les cons !

-    Et toi, tes certitudes, elles vont bien ?
-    Tiens, ça faisait longtemps...

Je me suis toujours demandé quelle mauvaise bifurcation j'avais emprunté ? J'en ai remémoré, des croisements, imaginés d'autres chemins. Y en avait-il seulement un meilleur que l'autre ? La voix le sait. Elle me dit, à sa façon, que les mots sont inutiles. Et, qu'il faut bien une vie entière, pour apprendre à se taire.
Finalement, cette gamine qui babillait, mais n'en ratait pas une, elle est toujours bien là.
Elle ne m'a jamais quittée. Il me suffisait de mieux l'écouter.
Vivement le prochain repas de famille, que je puisse la présenter aux autres !

-    Oh ! Ils me connaissent... Eux, ils me connaissent !