16 juillet 2012

Haut-le-cœur



     
    Il a fallu attendre. Attendre longtemps. Garder les yeux ouverts. Oublier la fatigue. Jamais nuit ne fut plus longue que celle qui m’accompagna. Et l’ennui, l’ennui. Brûlé dans les étincelles d’alcool sous mes paupières fermées. Je le croyais pulvérisé. Je dessinais dans ses cendres les corps nus de celles que j’aurais dû caresser. Et cette poussière illusoire, soit disant morte, apparemment docile, se laissait faire. J’étais heureux, artiste et fou. Je contemplais dans l’obscurité des feux allumés pour moi seul. Je dormais par terre dans les empreintes en berceau que le poids des géants millénaires avaient sculptées dans la pierre. Je revivais les temps anciens, quand le sol était mou, malléable, quand on hurlait dans l’hiver unique, recouvert seulement du nécessaire, d’un épais manteau d’argile, d’une vitale croûte primale. Nous sommes tous sortis de terre !
A cette époque, je fréquentais les taupes. Leur taille minuscule m’aurait laissé froid si leur nombre insensé associé à la douceur de leur fourrure ne m’avait tricoté la plus chaude des couvertures. J’étais saoul, je le rappelle. Et c’est en ricanant que je me laissais border. Il faut bien vivre, se nourrir même si ce n’est que des rires homéopathes échappés des brumes de l’aube.
Mais le rire qui dure trop, c’est comme tout, ça nous tue.
Alors un soir d’ivresse, échappant de justesse à la folie et au crime, je suis mort.
Je veux dire, j’ai arrêté de boire. Vinrent de rapides décennies que je passais à tituber, ravi, chancelant, curieux et confiant. Les yeux opaques baignés de larmes. Le cœur, comme il se doit, broyé, étouffé sous les parchemins. Je devais être terriblement assommant en voyant polaire grignoteur de sabbat volcanique. Anachronique, dépareillé, déplacé, fatiguant.
L’énergie incroyable consumée lorsqu’il faut enfin se résoudre à lever la hache sur la barrique m’avait réduit l’âme et le reste en poussière. On ne remarquait, même penché de l’attention la plus concentrée sur mes restes, aucune différence entre moi et les fameuses cendres de l’ennui. Rappelez vous, celles des débuts défunts et funestes de ma cruelle crémation.
Et je serais bien incapable de calculer le temps durant lequel nous fûmes pilés, lui et moi, dans ce creusé alchimique où la nuit m’avait conduit.
Maintenant sans vergogne, la fusion accomplie, c’est à mon tour de murmurer aux oreilles des chanteurs hurleurs, les innocents festoyeurs : je suis le fidèle, celui qui jamais ne vous abandonnera. Je suis l’Ennui !
Je vous retrouverai, incrédules, adossés aux pierres antiques, cherchant à fuir l’accablante chaleur stambouliote. Et là, à grands coups d’Ennui, je vous écraserai.
Même les plus courageux, dispersés aux confins des plaines de la Grande Mongolie Éternelle, je les retrouverai. Je suis le grumeau flottant entre deux eaux, caché dans les seaux de lait de jument fermenté que bientôt vous vomirez.
J’ai détruit tant de travailleurs acharnés à me fuir que j’avoue moi aussi, quand revient le soir après une journée trop chargée, ressentir ce trivial et commun haut-le-cœur.
Alors je repars en chasse pour l’oublier.
Et la boucle est bouclée.

14 juillet 2012

Maternité



















Le mal, le grand, sans majuscule quand même

C’est sûr comme le fer planté
Au dur milieu du visage
Je n’irai nulle part, ni à dire
Que c’est de mes mains, les gouffres
Où jamais ne vint gratter le soleil

Sous l’ombre de l’un de ses rayons
La lumière me justifie
Je n’ai rien bâti de plus
Que ce que tu vois de moi

Mais les montagnes, les plis de la terre
Qui se brisent et dégueulent de lave
Ces pierres rougies à vif j’en avoue
De quelques unes la maternité
Tu vois, je macère, je calcule
Dans mes entrailles ces drames
Pour l’amour de la science je crois
Du moins je m’entends
Sans qu’on ne m’y encourage,
Le dire

Alors j’ai coché en pleine conscience
Un peu au hasard
J’ai noté le jour définitif
Classique et implacable
Que j’hésite à colorier
Pour que tombe la peine sur la peine
Oui, c’est triste et grave et pathétique
De voir le bourreau lever sur son propre cou
En laissant grincer ses dents
Le sobre, le commun, le sale outil capital

Je subirai comme je le souhaite
La plus douloureuse des sentences
Quand la lame glacée, le métal bouillant
Gorgée des joies millénaires
Viendra relancer mon moteur mon cœur

Les tenants, les bras ballants
N’aboutissent que rarement
Là où les lois les prévisions
Les attendent.

03 juillet 2012

La cuisine imaginaire



Atelier d'écriture chez Asphodèle.
Utiliser les mots suivants :

quenelle – quiproquo – quolibet – quiétude – quintessence – quota – quérir – quenotte – querelle – quinoa – quilles – quintette – quartier – quintal – quinquet – quelconque – quitter – quasi – quantité.

      Je m’en suis rendu compte il y a peu. Lors d’un de ces trop copieux repas de famille. L’heure avait tourné et je sentais qu’il me faudrait enfin trouver le courage de les faire, ces tristes adieux au temps béni et insouciant de l’enfance. J’étais, comme jamais auparavant, bien décidé à franchir le pas, à le payer ce lourd tribu.
Car elles seront irrémédiablement finies les galipettes effrénées dans les prés vallonnés, celles qui impriment leurs traces vertes indélébiles sur nos fonds de culotte, tout en nous laissant consciencieusement sourds au lointain quota de punitions que l’on ira quérir en tremblant sous les quolibets des copains. Terminées les querelles avec d’adorables chipies, nos reines du quiproquo et de l’embrouille. Abandonnés les jeux de quilles sur les trottoirs contre les gamins du quartier voisin et perdues pour longtemps les quenottes si bien cachées par l’invisible, la toute petite souris, qu’on n'y remettra la main dessus qu'une foule d'années après.
Il y a quantité de choses que je regrette déjà. Comme l’assurance d’avoir toujours un papa très fort, prêt à me tirer des quelconques mauvais pas où j’avais la quasi certitude de foncer tête baissée. Car il pouvait, il me l'avait juré sans mentir, soulever facilement un bon quintal dans chaque main ; et ça aussi haut que le plus haut du dessus de ma tête.
Mais ce n’était plus possible de continuer comme ça. Il fallait tout quitter ou continuer jusqu’à la fin à me bercer de cette hypnotique quiétude qui m’engourdissait. Comme s’il était possible d’éternellement s’éclairer à l’antique lueur du quinquet. Comme si mon corps, mes neurones pouvaient encore longtemps supporter le rythme assourdissant de ce quintette de jazz New Orleans qui enflammait, chaque dimanche soir, l’arrière salle du Bistrot Créole, où je diluais, dans le rhum et la musique, la déprime qui me rongeait à la seule pensée d’un autre lundi de bureau.
Certains prétendent que la quintessence d’un changement ne s'obtient que par une mutation radicale, instantanée et définitive de tout son être. Je veux bien, soit. Accordons leur tout le crédit qu’ils demandent.
Mais je doute, car la vérité c’est qu’ils ne les ont pas passées dans ma boite, les deux dernières décennies... Déjà, le simple fait d’écrire ces lignes me rend suspect à moi-même. Quel drôle d’intérêt puis je trouver à essayer de concevoir ce qui peut exister au delà des outils intellectuels, déjà conséquents, que ma profession et ma vie sociale nécessitent ?
Pourquoi faire, pourquoi gâcher tout ce temps, cette énergie ?
Et si j’arrive tant bien que mal à envisager qu’il puisse y avoir une alternative à la vie absurde que je me suis construite, me plonger d’un coup comme ça dans l’inconnu...
Je n’y pense même pas. Je sais qu’il me faut, à l’instar d’un toxicomane en cure, une sorte de lente désintoxication.
Mais heureusement aujourd’hui, hasard du calendrier festif familial, j’ai trouvé par où commencer. Dès demain matin, je vais petit à petit modifier mon régime alimentaire. J’ai établi un programme à base de quinoa qui devrait me faire le plus grand bien.
Mais je sais qu’il me faudra absolument garder ce jour en mémoire. Car la rechute est toujours là, une main sur mon épaule, à guetter un faux pas.
Alors c’en est fini de tout ce qui faisait la joie des repas d’enfance. Je me souviendrais longtemps de ce dernier coup de fourchette, écrasant un corps oblong, à la pâleur phallique, à la mollesse écœurante. Et cette pâte uniforme, à deux doigts de suinter de graisse, et dont personne ne pourrait sincèrement en certifier la fraîcheur des ingrédients... Mais bien sûr que le charcutier nous ment, nous cache quelque chose. Sinon, pourquoi tout broyer en une bouillie méconnaissable ? Historiquement parlant en plus, le saint plat était déjà entaché de spoliation, de la victoire de l’argent sur l’artisanat local ; et ce, depuis le début du siècle dernier.
J’ai lâché mes couverts brusquement, comme on sort d’un cauchemar récurent.
J’ai escaladé ma chaise.
J’ai fait tinter mon verre en demandant l’attention.
Et j’ai réussi à hurler entre deux jets de vomi :

- Ah ça non, pour moi il est clair et net que la quenelle, c’est mort !