Il
a fallu attendre. Attendre longtemps. Garder les yeux ouverts. Oublier
la fatigue. Jamais nuit ne fut plus longue que celle qui m’accompagna.
Et l’ennui, l’ennui. Brûlé dans les étincelles d’alcool sous mes
paupières fermées. Je le croyais pulvérisé. Je dessinais dans ses
cendres les corps nus de celles que j’aurais dû caresser. Et cette
poussière illusoire, soit disant morte, apparemment docile, se laissait
faire. J’étais heureux, artiste et fou. Je contemplais dans l’obscurité
des feux allumés pour moi seul. Je dormais par terre dans les empreintes
en berceau que le poids des géants millénaires avaient sculptées dans
la pierre. Je revivais les temps anciens, quand le sol était mou,
malléable, quand on hurlait dans l’hiver unique, recouvert seulement du
nécessaire, d’un épais manteau d’argile, d’une vitale croûte primale.
Nous sommes tous sortis de terre !
A
cette époque, je fréquentais les taupes. Leur taille minuscule m’aurait
laissé froid si leur nombre insensé associé à la douceur de leur
fourrure ne m’avait tricoté la plus chaude des couvertures. J’étais
saoul, je le rappelle. Et c’est en ricanant que je me laissais border.
Il faut bien vivre, se nourrir même si ce n’est que des rires
homéopathes échappés des brumes de l’aube.
Mais
le rire qui dure trop, c’est comme tout, ça nous tue.
Alors un soir d’ivresse, échappant de justesse à la folie et
au crime, je suis mort.
Je veux dire,
j’ai arrêté de boire. Vinrent de rapides décennies que je passais à
tituber, ravi, chancelant, curieux et confiant. Les yeux opaques baignés
de larmes. Le cœur, comme il se doit, broyé, étouffé sous les
parchemins. Je devais être terriblement assommant en voyant polaire
grignoteur de sabbat volcanique. Anachronique, dépareillé, déplacé,
fatiguant.
L’énergie incroyable
consumée lorsqu’il faut enfin se résoudre à lever la hache sur la
barrique m’avait réduit l’âme et le reste en poussière. On ne
remarquait, même penché de l’attention la plus concentrée sur mes
restes, aucune différence entre moi et les fameuses cendres de l’ennui.
Rappelez vous, celles des débuts défunts et funestes de ma cruelle
crémation.
Et je serais bien
incapable de calculer le temps durant lequel nous fûmes pilés, lui et
moi, dans ce creusé alchimique où la nuit m’avait conduit.
Maintenant sans vergogne, la fusion accomplie, c’est à mon
tour de murmurer aux oreilles des chanteurs hurleurs, les innocents
festoyeurs : je suis le fidèle, celui qui jamais ne vous abandonnera. Je
suis l’Ennui !
Je vous retrouverai,
incrédules, adossés aux pierres antiques, cherchant à fuir l’accablante
chaleur stambouliote. Et là, à grands coups d’Ennui, je vous écraserai.
Même les plus courageux, dispersés aux confins des plaines de
la Grande Mongolie Éternelle, je les retrouverai. Je suis le grumeau
flottant entre deux eaux, caché dans les seaux de lait de jument
fermenté que bientôt vous vomirez.
J’ai
détruit tant de travailleurs acharnés à me fuir que j’avoue moi aussi,
quand revient le soir après une journée trop chargée, ressentir ce
trivial et commun haut-le-cœur.
Alors
je repars en chasse pour l’oublier.
Et la boucle
est bouclée.