22 novembre 2018

Au nez et à la barbe

Jeu d'écriture sur Babelio

Au nez et à la barbe


Le jour, je le fuis.
Et, la nuit, je n'y suis pour personne.

Autant dire que, une seule vie, ce ne sera pas vraiment suffisant. Pour accomplir ce que d'aucun appellent un destin, je me suis faufilé, à plus d'un poil, à côté, au nez et à la barbe de tout bonheur durable, de toute réussite.

Ce constat se tempère car, ici, rien ne me rase. Un bon fauteuil, une bonne connexion et, je m'épate des informations déversées par giga octets, dans ma rétine et mes tympans. C'est plus que suffisant.

J'aurais pu maudire, jalouser, les vedettes, entreprenantes et laborieuses. Mais, sans moi, pas de lauriers, pas d'auditoire, pas de zéros accumulés, dans la pudeur des banques, stockés. Qu'ils oublient, ou pas, ce qu'ils me doivent, je tiens les comptes, je garde en mes mémoires mortes, les sommes de leurs aléas.
Et, je partage. Et, je sens, que nous, les nus, sommes légions.

Lorsque l'un part, d'un dernier râle, il me raconte ; ses échecs successifs, le vide sur l'étagère des trophées évanouis, morts-nés, le fantôme de l'amour, couché à ses côtés. Ses doigts se crispent à mon bras. Je souris. J'ai encore trouvé un frère. Nous qui n'avons rien produit, les mains brûlées d'applaudir, la fesse lasse d'être assise, toujours trop surpris par la violence du rideau tombé, lorsqu'il devient limpide qu'il se fait tard, très tard, beaucoup trop tard.

Nous étions, au froid de pierre des radiateur, bien cachés. Au fond des placards, étouffés.
Mais, au nez et à la barbe de la vie, sans rire, nous sommes bien passés.

- En clair, tu ne veux pas te raser ?
- Voilà
- Et, tu pouvais pas le dire simplement ?
- Non.
- Ça me fatigue, ce besoin que t'as de toujours en faire des caisses...
- J'en fais pas des caisses
- Si, quand même. Tu nous rejoues cette comédie chaque fois à l'identique. Dés que je te demande de te raser pour sortir, tu fais sonner les violons .
- Mais, c'est quoi, enfin, ton problèmes avec mes poils ?
- Je sais pas, qu'on n'ait pas l'impression que tu te laisses complètement aller, par exemple ?
- Oh, le vieux cliché. Tu sais que c'est beaucoup d'entretien, pour en arriver là ?
- Toute cette énergie, pour qu'au final, ça ne se voit pas, super !
- Attends, y'a que toi qui ne voit pas. Toute personne, un tant soit peu portée sur les soins esthétiques, elle le remarque direct.
- Là... Tu veux dire que t'es à la mode ?
- Trop. Enfin, ça a été récupéré, comme look. C'était plutôt ironique, à la base. Une contre-mode, tu vois ?
- Ah ! Ça, je vois bien.
- C'est pareil avec les tatouages.
- Oui, je sais. Mais me refais pas l'historique de nos dérives sous cutanée, on n'a pas le temps, là.
- Hé ! Mais, c'est toi qui me veux imberbe. Déjà, rien que le nom, ça calme.
- J'aurais pu dire "glabre", si tu préfères !
- Beurk !
- Oui hein ! Hé hé !
- Bon, tu vois, nous sommes d'accord.
- T'as encore réussi à m'embrouiller, je rêve…
- Mais, c'est la nature, le poil. Tu devrais plutôt te demander d'où vient ce refus de la pilosité ? Refus de vieillir, refus de son côté animal, soumission aux masses mainstream autant que rasées ?
- Heu, tu te plains pas trop de ma coupe pubienne, si je me rappelle bien ?
- Tu connais l'histoire du gars, au resto, qui trouve un cheveu dans ses pâtes ?
- Oh, t'es lourd !
- Pardon. Bon, j'avoue que c'est une très bonne question. À laquelle je n'ai d'ailleurs pas de réponse. Ne te gène donc pas pour m'éclairer ?
- Je crois que c'est toute l'ambivalence de l'humanité. Terrorisés par la peur de mourir, nous essayons de maintenir notre intimité immaculée, comme pour repousser l'échéance, tromper la faucheuse avec une chatte de gamine. Mais, dans le même temps, la mort est aussi matérialisée par une possible attaque extérieure ; du coup, avoir l'air le plus sauvage possible pourrait faire rempart ? Nous sommes tout doux à l'intérieur et piquants à l'extérieur, tu vois ?
- Y'a des questions qu'on regrette en plein milieu de les poser.
- Ha ha ! Tu vois, moi aussi, je peux en faire des tartines.
- C'est pour ça que je t'aime !
- Hé ! Trop mimi, tu me l'avais jamais dit.
- Heu… Je…
- Oui, parfois, ça sort sans qu'on s'y attende, c'est comme les poils !
- C'est ça ! Les poils, c'est un peu mon super pouvoir. C'est des petits bouts de moi, des soldats troncs, parés pour repousser l'envahisseur et pour séduire ses concubines.
- Là, on dirait plutôt que ce sont eux, les envahisseurs. Et, qu'ils ont définitivement gagné la bataille !
- Hey ! C'est flippant. Ne parle pas d'eux comme ça. Tu vas les traumatiser.
- C'est toi, le flippant. J'aimais bien, moi, ta barbe de trois jours. Et puis, là, whaou, ils sont loin… Rendez-moi mes trois jours !
- Ah ! Ça, c'est sûr, les plus grands barbus ont tous commencés par être mal rasés, à un moment donné.
- Non, mais là, avoue que c'est plus de l'ordre du garde manger que de l’accessoire de mode !
- Avec un peu d'attention, on peut très bien manger proprement, tu sais.
- Ben, j'attends de voir. Faudra que t'essaies !
- Hé ! T'es méchante. Je suis hyper propre.
- C'est vrai que tu fais des efforts. Mais, on va aussi rarement se faire un burger, avoue.
- Ah, faut être malin et minimiser les soucis. Je suis pas fou non plus !
- J'ai une idée ; comme cette touffe est venue petit à petit. On pourrait tenter d'y aller petit à petit dans la coupe ?
- C'est vrai que si ça peut nous éviter ces discussions à n'en plus finir, je crois que je vais valider l'option.
- Yes !
- Ben, il t'en faut peu pour être heureuse. Mais, du coup, on ne saura jamais le pourquoi du comment ?
- Une chose est sûre, on a un problème pour s'accepter tel qu'on est. Faut toujours qu'on bidouille des trucs toujours plus insensés les uns que les autres !
- Vrai. Tiens, on n'a pas causé des poils sous les bras ?
- Trop. Les jours où ça m'irrite, je me demande si je suis pas un peu conne.
- Surtout que c'est pas une question d'hygiène.
- Ben, non. Je sais pas d'où ça vient ? J'ai commencé à la puberté, pour faire comme les copines. Et, depuis, j'ai jamais arrêté. C'est devenu une évidence esthétique.
- Heureusement que t'as pas fait pareil avec la clope !
- Clair. Ça, j'ai arrêté. Comme les copines.
- En fait, vous faites toutes pareil ?
- Mais, sérieux, tu te foutrais pas de ma gueule, si j'avais des poils sous les bras ?
- T'as trop la confiance, toi ! Que tu les rases ou pas, virtuellement, t'en as ! Y'a qu'à toi que tu veux faire croire l'inverse.
- Curieux, hein, on fait comme tout le monde en rêvant de ne pas être comme tout le monde ?
- On est con.
- On est con !