28 mai 2019

La salle d'attente

    Le professeur Ferdinand Guttermann présente bien, pour un psy. En toute circonstance, il fait preuve d'un goût vestimentaire impeccable. Veston, mocassin, de quoi rester à l'aise, tant en soirées qu'au sein des institutions les plus prestigieuses, qui ne manquent pas de solliciter ses expertises, pointues, multiples et, toujours forts plaisantes. Ce soin esthétique s'étend, logiquement, jusqu'à l'agencement de sa salle d'attente, où j'aurais passé de longues heures, perdu entre espoir de guérison et rangées de patients suspicieux, tous suspendus à la délivrance qu'offre la chaleur de son accueil, lorsqu'il nous invite enfin à pénétrer son cabinet.

    – Franky, j'ai bien peur que vous ne finissiez par passer à côté de votre existence, si vous continuez à vous acharner à ne rien faire de vos journées.


    Ferdinand ne mâche pas ses mots ; un autre élément de son charme. Son diagnostic, pour violent qu'il ne fût, ne me parut, après réflexion, pas des plus insensés. C'est vrai que je n'en fous pas une rame, comme dit mon père, entre deux soupirs las, finement pimentés de quelques grognements d'une de ses colères rentrées qui finiront par lui ronger les entrailles.
Pour tenter d'y remédier, j'en aurais passé, des heures ici. Et, finalement, je commence à m'y plaire, dans cette salle d'attente. J'adore attendre. C'est un moment vide, où ne rien faire est la seule chose à faire. Alors, je mets mes mains dans mes poches et, je pars à rêvasser, plus librement et plus loin qu'aucun mouvement ou action ne pourraient jamais m'amener. La plupart du temps, la pièce est paisible. Exceptés de rares contacts visuels, maladroits, spectacle étouffé d'un sourire intermittent ; je peux faire abstraction des autres patients, morts vivants, improductifs, en apnée, comme moi.

    Mais, je le prends bien, remonte un peu la commissure des lèvres, pour participer à l'échange et, m'enfonce un peu plus dans mon fauteuil ; on aura compris, mes intentions sont autant amicales que inoffensives. Je suis le dernier arrivé. Ça oblige. Je suis prêt à ce long, peut-être même très long, moment. Car, rien ne m'attends dehors. Il pleut, je suis en vélo ; une fée lessivée m'offre le premier prix Nobel en organisation prévisionnelle. Je respire un peu fort, ce qui déclenche quelques mouvements automatiques de têtes inquiètes en ma direction. Qui ne durent pas. Un élastique invisible ramenant tout le monde à son inoccupation première. Pourtant, c'est important, de respirer. Sûrement, quelques bols d'air croupis, aspirés dans la joie d'une naissance lumineuse et depuis, stockés en cas de pénurie, ne sustentent mes partenaires ? Je n'ai pas eu cette saine prévoyance. J'ai perdus ces souvenirs heureux, aucunes traces d'étincelles passées, rien pour m'accrocher.

    Le temps qu'il fait, le temps qui passe, ces sujets ont peu à peu quittés la file infinie de mes préoccupations. Comme s'ils n'étaient qu'une sorte de rideau d'apparence, cachant un monde, bien plus vivant, loin des yeux affairés d'une foule affolée. Qu'il passe, le temps. Je n'irai plus l'alourdir de ces wagons de pensées, bétaillères chargées d'inquiétudes, de rancœurs, d'obligations, de responsabilités. De toutes façon, il me semble bien tard pour tenter de redresser ce navire filant droit sur les rochers. Comme si la nacre des fonds sous marins entamait déjà mes chairs. Il est des courbes qui, dès l'enfance, annoncent, par trop d'inertie, leur fin inéluctable.

    J'en étais à ce point de mes réflexions revigorantes, lorsque je m’aperçus qu'il n'y avait plus qu'une personne avant moi. La fille me regardait en souriant ; ce qui n'est pas de coutume, en ces lieux où, d'ordinaire, ne flottent que les regards vides des âmes perdues, errants sans fin, par d'immenses plaines chimiques, finissant de sécher, au soleil des prescriptions acides, les os de nos quêtes moribondes. 
Moi, je m'étais sevré, violemment, comme seuls se domptent les Appaloosas. J'étais donc prêt à causer, de tout et n'importe quoi, avec n'importe qui, pour peu que l'on me sourie de la sorte.

    – Hé ! Franky, tu fais quoi ? Tu peux arrêter de faire semblant de ne pas me reconnaître ! Nous sommes seuls.

    – Vous ? Je… Mais… Pardon ?

    – Aie ! Je vois que tu n'es pas dans ton état normal.

    – Heu… C'est un peu le lot de tous ceux qui s'assoient en ces lieux, non ?

    – En tout cas, tu n'as pas perdue ta pénible habitude de faire des phrases à rallonge !

    – Et, d'où ai-je donc bien pu vous laisser cette malheureuse impression ?

    – La vraie question serait plutôt de me demander quand. Bon, je vais la faire courte : Je suis Johanna, ta collègue, des voyages temporels AMST® (AllMindStransiT). Ça te revient, maintenant ?

    – What ?

    – Oui, quelques kilowatt sont nécessaire pour de tels bonds à travers le temps.


Son rire délicieux tripotait mes tympans.

    –  Non mais, mademoiselle, heu.. Johanna, sérieusement...
!
    – Hé ! Y'a pas de "Non, mais". C'est toi, qui n'est pas sérieux !


     Les gens sont formidables. Cette fille est persuadée de me connaître, au point d'être blessée devant ma tête d'abruti et mon air de débarquer d'on ne sait où. Si je ne veux pas la froisser, je ferais bien de faire semblant de la reconnaître. Serais-je capable, par une sorte d'hypnose volontaire, de m'en convaincre moi-même ? Ce ne serait pas ma première pilule rouge… Mais, je ne sais pas pourquoi, aujourd'hui, seule la bleue me tente. Il va falloir qu'elle fasse avec ! Ce qu'elle ne semble vraiment pas prête à faire.

    – Ok. Je ne sais pas ce qui t'a fait perdre la mémoire, mais, si tu regarde attentivement ce pendule, je peux te la faire retrouver.

    – Merci, mais non merci. En fait, l'hypnose, je suis pas fan. Je m'en parlais, d'ailleurs, pas plus tard que y'a deux secondes.

    – Alors... Permets-moi de te dire que c'est tout à ton honneur, cette culture intensive du doute. J'encourage, d’habitude, fortement la zététique. Mais, là, bizarrement, le temps nous est compté ! Tu as vue ta tête, ton âge ? La mort, l'arrêt final, tout ça te parle, ou pas ? Faut sauver tes miches, mec !

    – J'essaye déjà de dealer avec le fait d'avoir raté ma vie. Et toi, tu me parles de mourir… J'ai encore un peu de temps, non ?

    – Mais non... Tu n'as rien raté du tout... Ça ne veut rien dire. Rater, c'est une occasion. Et, si il existe une occasion, c'est qu'il y a, de fait, une autre option en miroir. Tant qu'il y a un choix, tout reste possible. Tu as vraiment tout oublié ? C'est flippant… Tu as dû bien en voir ? J'en suis tellement désolée.

    – Heu… Merci. Mais, tu sais, le temps m'a doucement habitué à mon sort. Tout n'est ça pas arrivé d'un coup.

    – Quand même, quand je pense qu'un jours, nous avons eu le même âge, au même moment. Et, là, je te retrouve, en thérapie, cinquante balais au compteur. Alors que, de mon côté, je pète la forme, du haut de mes vingt sept… La lose, fait chier…

    – Certes, mais je te le redis ; ça s'est fait petit à petit. Finalement, le choc, il a l'air plus dur pour toi ? Si je me fie à ton langage fleuri...


Johanna semblait sincère. Son émotion non feinte. Si tant est que mon âge avancé soit en mesure de déceler quoi que ce soit...? Pourtant, son histoire d'employée de l'AMST® était prodigieusement incroyable.

    – Je vois bien que tu ne me crois pas. J'en sais tellement sur toi. Pose moi une question à laquelle seule une amie très proche pourrait répondre.

    – Tu sais, j'ai beau faire le maximum pour me tenir loin des réseaux sociaux, ça n'empêche qu'une recherche, un peu experte sur le net, ne laisserait aucun mystère sur ma vie privée.

    – Ok. Et, de quelle manière, alors, puis-je te prouver ma bonne foi ?

    – Déjà, si j'étais sûr que tu sois réelle…


Je feignais, la paume en avant, une approche vers son front.

    – Toi, comme d'hab', tu cherches toujours un moyen de me tripoter !


C'est vrai, j'en reviens toujours à ça... Quelque soit l'angoisse, le soucis, le problème ou le vide omniprésent ; le plaisir est toujours le remède, la solution. Et, quel accès plus direct vers le plaisir, que le toucher ? Ma main gauche, comme aimantée, quitte son orbite initial en direction de sa poitrine. Sans le moindre mouvement brusque, je plonge, dans ses yeux, de toute la douceur dont je suis capable. Je vois ses pupilles délicatement se dilater. Deux petits trous noirs qui gonflent à mesure qu'ils aspirent la lumière tout autour. Une diffraction ambiante irradie maintenant son visage. Arc en ciels, auréoles diaphanes, autant de parures aux allures divines. De petits éclair lumineux, projetés par sa cornée humide, rebondissent sur ses lèvres ouvertes. Elle est magnifique. Je m'étonne, une seconde, de ne pas en avoir été frappé plus tôt. Mais, l'atterrissage de mon index sur son téton ferme, anesthésie soudain toutes réflexions parasites. À quel point il est dur ! Elle est tellement plus que, simplement, réelle. Ma main à couper que, chez elle, tout est vrai.

    – On dirait que tu me crois, maintenant ?

    – Oui, en tout cas, je le veux !

    – C'est drôle, tu me sembles moins vieux que tout à l'heure ?

    – Quelque chose change aussi, chez toi. Une sorte de maturité cristalline, je crois ?


Après des siècles d'attente, quelque chose venait enfin d'arriver. Une évidence, arrivée de l'extérieur, métamorphose à jamais mon intérieur. Le temps ressemble beaucoup à ton absence, Johanna. Et, il n'a pu s'accélérer que par mon manque de confiance. J'avais besoin de toi pour le remonter, l'inverser, l'annuler. J'étais si lourd, de toute mes certitudes, qu'il était devenu une sorte de mélasse. J'y passais mes journées, englué et confit. Et te voilà !

    – Quelque chose me tracasse quand même...

    – C'est normal. Tout ne peut se résoudre d'un claquement de doigt. Mais, si j'ai quelques réponses, je te les offrirais volontiers.

    – Je me demande si c'est cette affection qui nous unis, qui a pu dissoudre le voile du temps ? Et, si c'est-ce ce même processus, qui fut à la base de la création de la société des voyages AMST® ?

    – J'avoue que ce n'est pas ce que nous avons fait de mieux. Mais tu as vu juste. L'émotion est bien le carburant de ces voyages. Et, il coûte fort cher. C'était couru d'avance : tout ce qu'on peut créer, à terme, pourra se monnayer. Est-ce un problème pour toi ?

    – J'essaye de comprendre ce qui a merdé, chez moi. Pourquoi suis-je resté bloqué ici, à prendre de l'âge, seul et amnésique ?

    – Au service contentieux, ils pensent que tu as dû faire une fausse manip ?
    – Les cons. Toujours le truc pour botter discrètement en touche. Ils sont forts…

    – Je ne les ai jamais crus, t'inquiète. Mais, je te raconte pas tous les bobards que j'ai dû trouver pour qu'ils m'autorisent à continuer à te rechercher.


C'était si bon, de la retrouver, de sentir ma mémoire remonter à la surface, me libérer de ces pelures d'oignon temporel. Quand à savoir d'où venait mon oubli ? Je veux bien prendre ma part. Mais, honnêtement, je reste persuadé que nous avons trop joué avec le temps. Toutes leurs statistiques, à l'AMST®, censées nous en faire gagner, du temps, nous rendre plus performants, augmenter sans fin notre capital, tout ça n'a fait que rajouter de la pesanteur à nos parcours. Et, de ce que j'ai compris du vieil Albert ; temps, masse et vitesse, jouent à trois un drôle de jeu inextricable.

    – Et, si au lieu de repartir dans tes pensées, tu continuais l'exploration de mon intimité ? C'était très bon, tu sais !

    – T'es sûre que c'est le moment ?

    – Clairement ! Je te sens encore un peu fragile. Il faut consolider ton retour parmi nous ! Prends ça comme un acte thérapeutique. Il te faut plus de motivation, pour que ta raison quitte ces sales orbites. Alors, laisse agir mon attraction.


    Une sonnerie discrète stoppa net l'avancée de ma main. Deux phalanges seulement avaient franchi l'élastique de sa culotte. C'était triste, certes, mais rien ne pouvait encore présager de l'avenir ou, du non avenir, de notre aventure. Un incendie, tel que celui qui nous consumait, avait toutes les qualités requises pour durer toute une éternité.
    Je comptais une autre éternité et, le claquement de l’électro-aimant libéra le loquet de la porte d'entrée. Un gamin essoufflé se jeta à l'intérieur. Il repéra vite l'entrée de la salle d'attente, le reste de notre nid d'amour. Et, prenant appui sur les deux montants de la porte, comme pour reprendre son souffle, sa tête seule à l'intérieure de la pièce, la voix pleine de reproches, il nous dit :

    – Mais vous foutez quoi ?

    – Dites, jeune homme, la politesse, c'est possible, ou pas ?

    – Mais, on n'a pas le temps !

    – Encore ?

    – Ça fait des années que je vous cherche. C'était ma dernière tentative, avant qu'on ne me mette sur un autre dossier !

    – Heu.. Tu bosses aussi à l'AMST ?

    – Pas tout à fait. Je suis dans un organisme de régulation des voyages temporels. Nous avons complètement pollué l'espace temps. Trop d'affect balancés à tort et à travers. Toutes les agences ferment... Vous devez rentrer, immédiatement !


Encore un coup dur pour Johanna. Elle était sous le choc.

    – Nooon ! Mais, j'adore tellement le concept. S'aimer, tout ça... Et, il faudrait qu'on y renonce ? Vraiment ? Pour sauver... l'univers ?

    – Je sais, c'est dur. Mais, regardez-vous. Vous ne ressemblez plus à rien !


Je me tournais vers Johanna. Non, elle était toujours rayonnante de beauté. Le gamin prétendait que nous avions, genre, 107 ans. N'importe quoi... C'était son manque d'amour, à lui, à n'en pas douter, qui faussait son regard. Il nous voyait flétris, le sale mioche. Il avait beau essayer de s'en cacher, son dégoût, devant nos faces, transpirait entre ses mots. J'aurais voulu lui faire comprendre, partager avec lui la chance que nous avions de pouvoir glisser, doucement, derrière le voile du quotidien.

    – Tu sais, la vraie machine à remonter le temps, rien ne peut l'arrêter. Et, ta motivation pour nous retrouver, qui me touche énormément, pourrait bien...

    – Heu… Je ne voudrais pas vous décevoir mais, c'est simplement ma façon de bosser. Vous êtes un dossier ouvert. Et, je ne laisse jamais un travail en plan avant qu'il ne soit clos, classé, rangé. Surtout une veille de week-end. Alors, bougez-vous, sinon, je vais encore rater l'afterwork !


Ce type ne pensait qu'à comptabiliser, ses heures, ses dossiers, le nombre de pintes qu'il pourrait descendre, les chiffres de ses concurrents à dépasser.  Effectivement, notre histoire n'était qu'une variable dans son monde d'équations. Nous aurions dû être fou de rage. Nous n'étions fous que d'amour. Et, plus mes yeux plongeaient dans ceux de Johanna, plus la pièce devenait lumineuse.

Je mis un instant à comprendre ce qui se passait. À premier abord, je cru que les murs irradiaient de l'intérieur. Mais, il devenaient simplement transparents. Le temps se condensait, se contractait. Toutes les époques, toutes les saisons, que cet endroit avait accueilli, se révélaient à nous. Il était une fois, ici, une lande vide, de basses herbes dansaient dans le vent. Il était un jour où, ici, la pluie avait cédée la place au soleil. Alors, il fallait bien que les murs d'aujourd'hui laissent transparaître le passé. Et, c'est ce qu'ils faisaient, de bonne grâce, en devenant translucides.
Sans bouger, d'un regard, nous avions recrée ce passé. Pourquoi partir, quand toutes les époques se rejoignent pour nous accueillir ?
Johanna me souffla doucement à l'oreille :

    – Il va falloir que tu dises au bon Docteur que, dorénavant, nous ne quitteront plus sa salle d'attente.

    – Je sais bien. Dire que son seul but était de m'en éloigner pour, qu'enfin, je prenne ma vie en main. Pour qu'enfin, je trace ma route.

    – Pour aller où ?

    – Bonne question. Me bâtir un destin, si j'ai bien compris ?
    – Et, pour se faire, le mouvement est requis ?

    – Oui.

    – Tu le crois ?

    – Tout ce que je sais, c'est que, toute aventure, ici, a une fin.

    – Heureusement, nous ne sommes plus d'ici !