05 septembre 2016

Gravité 1

photo de The Expanse

Cette fois-ci, franchement, nous n'aurions rien pu faire. C'est arrivé petit à petit, insidieusement, sans aucun signes avant-coureurs.
Certain corps de métiers, malgré tout, voulurent lancer l'alerte. Mais la chose, tellement peu probable, ne fut pas entendue. Un pèse-personne qui se dérègle, c'est monnaie courante, quand l'affichage diffère par trop de l'expérience sensible. Alors, pour une fois que l'erreur était en faveur de l'utilisateur, qui s'en plaindrait ? Des scores de lancer de javelot qui grimpent, ça fait se lever les foules. Les stades pleins à craquer nous faisaient oublier, pour un temps, la chape anxiogène que la politique imprimait sur le moindre de nos médias.
Au début, c'était très sympa. Planait dans l'air une légèreté qui rappelait l'enfance. Tous nos déplacements adoucis, les accidents moins graves, les caresses enfin tendres. Une lune de miel d'avec nos corps, bien qu'ils n'eussent pas changés.
N'avaient-ils pas changés ? Certain le croyaient, puisqu'une sensation se doit d'être preuve, surtout lorsqu'il s'agit de l'intime. Sinon, à qui se fier ?
Je sortais du bureau, le jour où nous avons dû regarder les choses en face ; quelque chose d'anormal était en train de se produire. J'avais fouillé dans ma poche pour en sortir un vieux paquet de gommes à mâcher. Il n'en restait que deux ou trois mais j'en étais soulagé. Car il aurait aussi bien pu être vide ; ma main droite ne sachant pas toujours ce que me donnait ma main gauche. Alors, avant même de le prendre en bouche, j'en sentais la fraicheur me fouetter le palais, irradiant en ondes de plaisir jusque derrière mes oreilles.
La réalité, fidèle à son habitude, fut un peu en deçà de mes espérances, mais resta agréable, tout de même. Et puis, c'est en mâchant qu'on fait naitre le plaisir. Je me préparais donc un bon trajet de machouillage jusqu'à chez nous. Il ne me restait qu'une épreuve ; viser correctement la poubelle de rue, pour y jeter la minuscule feuille d’emballage de ma friandise. Ce qui ne se fait pas sans une astucieuse préparation, comme celle de confectionner une petite boule, pour gagner en pénétration de l'air. Minimiser au maximum le coefficient de traînée Cx = 2 F /(S . M .V²) est un art à part entière dans lequel je me flatte d’exceller.
La propulsion aussi, a son rôle à jouer. Mais il est loin, ici, de ne s'agir que de puissance. Ce qui serait, pour vrai, tout à fait vulgaire. Le geste se doit d'être sûr, efficace ; rien de plus ridicule que de n'engendrer qu'une poussive poussée. Mais il doit en même posséder certaine caractéristiques esthétiques, telles que la discrétion, la grâce, voire l'incongruité. 
Personnellement, j'encourage la technique dite de la "bille de l'air" ; la boulette est maintenue, sans trop de pression pour ne pas l'écraser, ce qui aurait comme conséquence fâcheuse de massacrer ainsi son faible Cx (voir définition plus haut), entre le pouce et le majeur, les autres doigts restant élégamment tendus en direction de la cible, symbolisant ici ce que nous appellerons dorénavant, la visée.
Aucun athlète ne peut, à priori, garantir la perfection de son geste mais j’eus la faiblesse de penser, qu'en cette heure, ma performance la frôlait joliment.
La boulette me fit somptueusement mentir ; elle n’atteignit jamais son objectif. 
Sa trajectoire molle snoba la poubelle pour continuer calmement sa course, par delà la route, quittant, au final, et après qui peut savoir combien de temps, mon champs, troublé, de vision, sans jamais avoir touché le sol.
J'en restais cois, pas fier pour un sous, en contemplant la main vide d'où elle s'était élancée.
Trop conscient qu'elle seule n'aurait pu créer ce prodige.  

(à suivre...)