12 novembre 2021

Laïka - 2ème jour

Ce soir il n'y a eu aucun drame. La gamine est au lit et sa mère sur son smartphone. Nous n'avons échangé que quelques mots sans gravité. Quelques informations utiles au bon déroulement d'une vie de famille sereine ; qu'elle ne me bouffe pas la bande passante d'internet en téléchargeant des vidéos de notre abruti de chat, par exemple. Cet animal ne se rend vraiment pas compte de sa qualité de vie. Je le déteste... Un peu. Bien que j'apprécie l'effet apaisant de ses poils sur mes paumes quand j'arrive à le coincer pour une séance de papouilles. Mais son attitude, c'est pas sérieux. S'il me prend encore une fois de haut, ça va se finir en pénalty avec lui comme ballon. Ça fait trop longtemps que je n'ai plus fait de sport, d'ailleurs.
Mais il n'y a aucune place pour ce genre d'activité dans mon planning de gamer. Chaque temps libre est transformé en temps de connexion. Je transforme le vide en plaisir. Et il est grand temps de lancer une session. Je ferme soigneusement la porte, vérifie l'état du mug thermos, qui restera intouché au final, descend les volets qui ne sont jamais assez hermétiques quand vient le matin, lumières tamisées et c'est parti. Mon petit rituel de mise en route est toujours le même. Un rituel quoi !
Et me voilà dans le jeu. AG n'est pas encore connecté, il va m'entendre. Enfin, en douceur quand même ; ceux qui ne ménagent pas leurs partenaires se retrouvent vites seuls et ici, ça signifie la mort à court terme. Donc, AG, AlphaGamer, va seulement se prendre une petite répartie humoristique. J'ai trop besoin de lui. Il est complètement mégalo ce qui est un atout sur ces terres d'opportunités. Et le gars est bosseur. Enfin, autant bosseur en ligne qu'il est désocialisé dans la vie, va comprendre ? Ce qui m'arrange bien car, résidant sur Montréal, nous aurions bien du mal à nous capter, à cause du décalage horaire, s'il avait comme moi des heures de bureau à effectuer.
En son absence, je décide de partir en exploration. Ce qui n'est pas très prudent mais c'est comme ça qu'arrivent les aventures les plus excitantes. Pour pallier à ma légère inconscience optimiste, je me prépare le plus efficacement possible. Stock d'eau et de nourriture, munitions abondantes, armure et protections fraîchement réparées et une monture solide pour la route. Si un fiasco arrive, je n'aurais rien à me reprocher. Ce jeu est reconnu pour placer le joueur en situation de stress continu. On le sait tous. Et on adore ça. Lorsque tout va bien, il n'y a qu'une certitude à avoir : ça ne va pas durer. Et lorsqu'un problème arrive, c'est l'inverse, toutes les probabilités sont réunies pour que ça aille vite en s'aggravant. Vous vous attardez quelques secondes pour souffler, car il faut aussi gérer l'épuisement de notre personnage ainsi que de sa monture, et une horde hyènes débarquent pour nous entraîner vers un T-Rex de trop haut niveau. Chaque action déclenche une chaîne de catastrophes. Et la seule chose de sûre, c'est qu'elles seront imprévisibles.
Heureusement, nous avons la possibilité de prendre le dessus, changer la donne. Et le drame se transforme en occasion de récolte, en rétribution miraculeuse. Actuellement, je vole à quelque 250 mètres au-dessus de la ligne de crête d'une profonde falaise. Je surveille de prêt la jauge d'énergie de mon volatile. Pourtant, je sais très bien comment ça va finir ; l'oiseau épuisé, maintenu trop longtemps en l'air, va plonger, sourd à mes commandes, au fond du corridor de pierres où doivent m'attendre un ou deux prédateurs affamés. C'est couru d'avance. La connaissance n'est rien si on évite soigneusement de s'en servir. Comme un bien immobilier vide de tout occupant, une phrase lumineuse qui ne quitte jamais la page du livre où elle dort, j'ai beau connaître la mécanique du jeu, je vais tout de même plonger. Par distraction, curiosité des limites, fatigue, vaine révolte, stupide sentiment de toute puissance, il est tant d'occasions de chutes que c'est plutôt étonnant de n'être pas constamment en galère !
Ce qui fait qu'avec mes 10% de réserve, je suis royal. Je profite du jour qui finit en jetant ses derniers rayons bienfaisant à travers la végétation clairsemée, par-dessus les dunes de sable. Et je refuse de croire que le danger est un problème. Il me semble alors clair que je passe mon temps à faire bien plus que de simplement l'accepter ; je l'appelle. Comme s'il avait besoin de ma validation pour me tomber sur le dos ? Mais j'aime ce sentiment de maîtrise, d'anticipation. Je crée la difficulté avant même que l'intelligence artificielle n'ai commencé à programmer sa propre routine du chaos. Il suffisait d'y penser. J'ai confiance en mes facultés de donner la réponse adaptée, confiance dans le hasard qui saura glisser une faille dans la logique de ma perte. Je suis maintenant à 5%. L'évidence devrait me sauter aux yeux. Mais un vent favorable ne pourrait-il pas jouer en ma faveur ?  Qu'en sait-on du vent ? Il y a aussi le poids de mes ressources qui allège mon équipage à mesure que je les consomme. Je dois pouvoir durer un peu plus longtemps ; ça me semble évident sur le moment. Et j'en oublie que tomber dans un gouffre, de nuit en plus, ça va fortement réduire mes chances de survie. Un peu plus en avant, un promontoire plat ferait un abri parfait pour attendre le retour du jour, vérifier la sûreté de l'environnement. J'ai un objectif, la volonté d'enfin me poser. C'est généralement là que viennent les soucis. 3%, pourquoi renoncer si près du but ? Une impatience qui va me coûter cher. Car la jauge, que je quitte un instant des yeux pour vérifier ma trajectoire, en profite pour se vider d'un coup, complètement, définitivement. Je m'en rend compte car l'horizon remonte, sans se soucier de mes tentatives pour redresser l'oiseau sensé me porter. Toutes les commandes deviennent inopérantes. Je deviens simple spectateur de ma chute, de mon lent vol plané vers le sol plongé dans l'obscurité. De toute façon, la trajectoire est elle aussi imprévisible. Les cercles erratiques de mon véhicule éreinté ne donnent aucun indice concret quant à l'endroit précis de l'atterrissage. Mais je sais qu'il sera problématique, l'habitude m'ayant montré qu'entre un terrain dégagé ou un groupe de rochers rendant toute fuite impossible, le choix de la bête sera vite fait ! Pas dans la gueule du loup, c'est la seule réflexion qui tourne en boucle dans ma tête devenue fébrile.  Mais, en tendant bien l'oreille, j'entends une autre voix.
– Alors là, bravo ! Tu ne pourras pas dire que tu ne l'as pas cherché ! Humanus Crétinus !
J'ai failli enlever le casque de surprise. Comme si le son venait de quelqu'un derrière moi ? La voix était si proche que j'ai même envisagé l'avoir moi-même formulée. Ce qui ne me ressemble absolument pas, ni dans l'autocritique, ni dans la façon de la formuler. Aucun autre joueur n'est actuellement présent. Ce ne peut pas non plus être une créature générée par le jeu. Ça n'aurait pas de sens, ça ne s'est jamais vu…
Comme prévu, je tombe sur un tas de rocher où je reste coincé, entre eux d'un côté et le corps inerte de mon volatile. Il va falloir quelques secondes avant qu'il ne se remette en mouvement. Et quelques secondes, c'est largement suffisant pour m'envoyer des bestioles désagréables. Comme celle que j'entends grogner dans le noir, par exemple.
– Mais bouge !
J'ai beau taper et insulter ma monture, elle a l'air de bien s'en taper… Jusqu'à ce que l'indication musicale d'une attaque imminente ne retentisse. Chaque attaque est annoncée par une superbe et angoissante musique d'orchestre apocalyptique. Ajouté aux cris désespérés de l'oiseau, le stress grimpe en flèche. Mais l'oiseau retrouve soudain une motivation suicidaire et se jette sur l'assaillant. Je peux enfin bouger. Mais je vois mal dans l'obscurité. Malgré ma torche allumée, il est fort probable qu'au lieu de sauver ma monture, je ne fasse qu’accélérer sa défaite en lui tirant dessus. Il faut que je pense, dès que j'en aurais fini avec cette bataille, à baisser le volume des ambiances sonores. Cette musique a le don de singulièrement entamer mes facultés de réflexion. Du très beau travail de composition. Je courre dans tous les sens, indécis, presque figé, incapable de choisir l'arme adéquate, la stratégie possible. La fuite n'est bien sûr pas une option. Il faut absolument que je sauve l'oiseau. Me retrouver piéton dans ce désert hostile, pas question !
Mais soudain sur l'écran, en lettres rouges, implacables, s'affiche l'évidence : "Votre ptérodactyle niveau 50 a été tué par un T-Rex niveau 150" Je suis dans la merde, là, c'est sûr. D'autant que la musique semble elle aussi en avoir après moi, en s'attaquant à mon jugement par une saturation de mes tympans. Je reconnais la silhouette du prédateur. Et sa proximité avec mon personnage n'annonce rien d'autre que ma mort. Mais cette fois-ci, il n'y a plus rien de vivant entre le canon de mon fusil à pompe et le prédateur. Je tire autant que je peux, pas mal à l'aveugle mais ça touche. L'envie de vengeance me fait presser la détente comme un forcené. Tu vas payer, bâtard !
Je suis pourtant clairement en grosses difficultés. Un miracle, c'est toujours possible, dans les jeux.
– Je sens que tu aurais bien besoin d'un coup de main. Au moins pour changer l'orchestration de la bande son !
La même voix que tout à l'heure. Comment peut-on avoir envie de causer, de faire de l'humour, dans une situation pareille ?
– Mais défonce-le ce T-Rex, au lieu de faire des phrases !
– Je vois que la politesse n'est pas de mise.
Ma jauge de vie est ridiculement basse. Au prochain coup de canine, j'en suis bon pour repartir de mon dernier campement qui est… Loin ! Si seulement cette entité pouvait m'aider au lieu de la ramener. Ma vision est maintenant réduite à un minuscule cercle entouré de rouge sang. Ce qui ne veut dire qu'une chose, mon sursis va passer en solde débiteur. Mais dans le flou, je distingue le monstre ; il se détourne de mon corps agonisant pour se concentrer sur un autre assaillant. Je vois mal mais on dirait un loup. Plus grand qu'un loup. Quel est cet animal ? Quel qu'il soit, s'il change l'issue du combat, je lui devrais pas mal de temps perdu à venir récupérer mon équipement ici. J'en profite pour tirer ma dernière cartouche dans le dos du carnivore. Sans le moindre scrupule !

2 commentaires:

...on en cause ?