04 novembre 2021

Laïka - 1er jour


 Je n'ai aucune idée précise de l'heure qu'il est. Mais quand mon mal de crâne fait des high-scores sur l'échelle du gâchis, d'expérience je sais qu'il doit être très tard. Ou très tôt… Je relève un écouteur, la maison est tout à fait silencieuse. Parfois, au sortir d'une partie bien trop longue, j'entendais les pas de ma femme dans la cuisine. Mais elle ne passe plus par mon bureau lorsqu'elle se lève. Ma dernière réaction l'a terrorisée. C'était dur. Je suis dur. Surtout si mon équipe est en train de subir le raid d'une team concurrente. Et cette fois-là, nous n'étions pas prêts du tout . Nos protections en cours de fabrication, peu de membres connectés. Je me coltine de ces bras cassés… Certains ne comprennent pas à quel point c'est sérieux, de jouer en ligne, surtout en joueur contre joueur. Certains y renoncent, trop de pression et finissent seuls, à jouer des parties insipides contre l'ordinateur.

J'ai commencé à jouer seul. Et ce ne fut pas une partie de plaisir de rejoindre un serveur public. Fini, le confort de retrouver sa progression identique à celle quittée la veille. La guerre quoi. Mais l'émotion produite est tellement plus forte. Quelle perte de temps, ces parties solitaire contre une intelligence très artificielle. Dorénavant mes ennemis sont réels. Et la douleur de mes attaques l'est tout autant. Je le sais, je ressens la même chose devant les leurs.
Voilà ma vie de joueur. Avec femme et enfant, j'arrive à consacrer un minimum de 5 heures de jeu par jour. Un exploit qui me rend assez fier. Et au moins, je ne traîne pas dehors, comme dit Sophie. Par contre, la violence dont j'ai fait preuve lorsqu'elle m'a surpris, en plein partie à 7 heure du matin, je crois qu'elle va être longue à me faire pardonner. Les mots sont sortis tout seuls, elle devrait comprendre qu'il n'y avait rien de personnel. La machine humaine, quoi. Je lui ai bien proposé de jouer avec moi pour comprendre. Mais, d'après elle, il faut bien que quelqu'un s'occupe de notre fille, des tâches ménagères. J'ai bien tenté de mettre dans la balance mes grosses journées de taf, que j'avais bien droit, après cette occupation débile, de me changer les idées, peine perdue.

Maintenant, je vois bien qu'elle s'éloigne. Elle passe devant ma porte sans l'ouvrir. Ce qui n'est pas plus mal pour mes performances. Je joue beaucoup mieux sans distraction. Avec mes coéquipiers, nos échanges s'en tiennent à l'essentiel, au pratique. Quelle légèreté, de ne pas avoir à chercher le pourquoi du comment, dans des réactions humaines tellement imprécises et volatiles. Ici, notre but est simple, il s'agit de gagner la partie, rien d'autre ne compte. Nos valeurs ne sont définies que par l'influence qu'elles ont sur le score final. S'il faut taper, je tape. S'il faut courir, je courre. Je n'ai pas d'énergie à consacrer au superflux. Mais c'est impossible d'expliquer ça à quelqu'un qui ne fait pas l'effort d'essayer. Alors oui, il m'arrive de hausser le ton. Même si je sais qu'après, j'entendrai sûrement ma fille demander :
– Pourquoi il crie, Papa ?
– C'est sa façon à lui de jouer.

Sophie exagère. Ça ne m'arrive pas tant que ça. Je suis un joueur très apprécié. Sauf par les joueurs dilettantes, évidemment. Je donne ma parole à mes alliés et mets tout en œuvre pour leur venir en aide si besoin. Et j'attends d'eux le même comportement. Mais ceux qui essayent de me soudoyer en seront pour leurs frais. Ceux qui me donnent de l'équipement pour me rallier à leur équipe, c'est mort. Je garde tout et disparais ! Je ne suis pas à vendre, ça devrait être clair. Je fais bien assez de compromis au travail et à la maison. Dans le jeu, il n'y a qu'une loi, la mienne. Pas vu, pas pris.
Finalement, au-delà de la victoire, l'important pour moi est de pouvoir rester le plus longtemps possible dans l'univers que me propose le jeu. Les graphismes sont magnifiques, les simulations à couper le souffle. Ces mondes sont devenus ma vraie patrie. Pour eux, je sais me battre. Je suis sans pitié. Car y survivre est un art compliqué, ou l'erreur peut être définitive. Et alors, il faudra tout recommencer depuis le début. Lorsqu'on vit avec la conscience aiguë de la possibilité de tout perdre sur la moindre mauvaise petite décision, les choses deviennent vraiment prenantes. Pas comme dans cette vie molle ou tout est rattrapable. On va faire garder le bout de chou pour s'offrir une bonne soirée resto et ma dernière colère sera de l'histoire ancienne.
– Faut pas être rancunière, chérie. C'est à toi que tu fais du mal en premier.
Oui, j'abuse. Mais c'est le jeu !

Pour Sophie, le manque de sommeil est en train de modifier ma personnalité. Ça va… J'estime que n'ayant pas passé le cap des 30 ans, je peux tout à fait me permettre de puiser dans mes ressources. Je récupère vite. C'est un entrainement qu'elle ne comprend pas non plus. Je gère, je connais mes limites. Voir la lumière en bas du volet roulant, par exemple, j'avoue que ça me mine un peu, surtout si je n'avais prévu qu'une petite partie de 4 heures et que je suis bien obligé de constater qu'elle en a duré 8… Mais c'est rare. Et puis, ça fait de bonnes anecdotes à raconter devant la machine à café. Les mecs du boulot ont vraiment des vies de merde. Il ne se passe rien dans leurs journées toutes identiques. Moi, je bâtis des armées, des citadelles plus ou moins imprenables, je traverse des forêts pleines de créatures dangereuses, découvre des univers gigantesques. Eux, ils font quoi ? De la merde au taf, de la télé au foyer. J'ai beau leur dire qu'ils ont de belles grosses vies de gros loser, ils me regardent incrédules. Et refusent mes invitations à jouer. Du coup, j'ai envie de leur dire d'aller bien se faire voir. Mais Sophie m'a conseillé de minimiser mes attaques verbales. D'après elle, sans mon taf, je sombrerais complètement. Elle a tout faux, la donneuse de leçon, je connais pas mal de joueurs qui réussissent à vivre de la diffusion de parties en streaming. Pourquoi pas moi ?

J'ai fini par ne plus en parler mais je réfléchis à un nom pour ma future chaîne vidéo. Il faut un nom qui claque, basé sur mon prénom, ça serait bien. Sachant que je m'appelle Axel, y'a moyen. AxelTv ? Basique. XcellDiffusion, pas top. Je vais y arriver. Et il faudra aussi un bon logo. Mais pour l'instant, le temps que je perdrais dans la com serait perdu pour le jeu. Et ça, il n'en est pas question. Je ne veux pas me distraire de la partie actuelle. Avec mon binôme, on a bien avancé. On est les patrons de notre bout de map, personne ne s'installe dans le coin de la carte sans notre autorisation. Mais il faut être présent tous les jours. En plus avec les décalages horaire, il faut qu'on recrute des joueurs venant de tous les continents, que chaque plage horaire soit bien défendue. Parce que je veux bien perdre à la loyale, mais se faire attaquer alors que personne ne défend le base, lorsqu'on est hors ligne, c'est pas possible. Il y a déjà assez d'imprévus avec les créatures non joueuses, les algorithmes qui nous envoient des menaces aux moments où l'on s'y attend le moins. Mais ça fait partie de l'immersion. Le nombre de facteurs à gérer dans ce jeu est hallucinant. J'ai ruiné pas mal de souris à force de cliquer dessus comme un psychopathe mais c'est ça qui est bon ! L'euphorie lorsqu'on a un bon rythme, sans temps morts, toujours une action à effectuer, donnant un résultat immédiat, l'efficacité parfaite, c'est ça qui donne le vrai plaisir. Savoir que tout se passe bien, plus que bien, et on touche du doigt la joie puissante de la proximité d'une sorte de perfection. Récolter des ressources, vérifier les niveaux de ses jauges de statistiques vitales, garder un œil sur l'environnement, l'état des stocks, tellement à faire, pas le temps de penser à autre chose. Si c'est pas de l'instant présent, ça ? De la méditation active, la liberté dans l'action.
Non, ma pauvre Sophie, tu ne peux pas lutter.  Si en plus, tout ça se passe sous un coucher de soleil en ultraHD avec plus de 120 images par secondes, tu vas faire quoi ? Ton réel à la con, il a quoi, 24 images par secondes à tout casser ? Quel intérêt ?
– 24 ips ? Mon pauvre Axel tu dis n'importe quoi ?
– Ok. Alors c'est combien ? Et n'oublie pas de me donner tes sources, ça m'intéresse !
– Mais…? Le réel est analogique, y'a pas de découpage en "images par secondes". Tu sais que tu commences à m'inquiéter, à sortir ce genre de délire le plus sérieusement du monde.
– Le réel est analogique, t'es sûre ? On dirait que la révolution quantique t'es passée complètement au-dessus de la tête ?
– Et allé, après le point Godwin, voici le point Albert.
– Je te rappelle simplement que le réel n'est pas analogique car la matière n'occupe pas tous les états mais va par saut de valeur en valeur sans prendre d'états intermédiaires.
– Je crois plutôt que tu mélanges tout. Le problème d'avoir accès à trop d'informations, c'est que tout le monde croit pouvoir parler à la place des spécialistes. Mais si tu veux m'expliquer le monde quantique et son influence sur notre perception des choses, je t'écoute !

Je ne sais plus comment lui parler. La vérité, c'est que jamais un coucher de soleil en vrai ne m'a fait le même effet que ceux qui illuminent mon écran, après des heures de jeux aussi pénibles que gratifiantes. Je la sens, la différence. Elle est réelle. Alors, oui, je tente de me l'expliquer avec les quelques notions scientifiques que j'ai acquises par des vidéos de vulgarisation. Mais elle, de son côté, elle  gobe tout sans rien analyser. C'est pas mieux. Elle ne fait aucune recherche. Et elle assène ce qu'on lui a pré-mâché comme si ça venait de sa propre expérience. En fait, elle vit par procuration. Moi, j'ai choisi d'agir. Alors, si je me trompe, parfait, j'apprendrais. Mais il faudra argumenter un peu plus sérieusement qu'avec de simples arguments d'autorité. L'autorité, elle se gagne, comme le respect. La vie est un jeu, non ?

1 commentaire:

...on en cause ?