01 mai 2012

Grimace

Atelier d'écriture de SKRIBAN
collage urbain d’Ernest Pignon-Ernest
Je me rappelle très bien de la première fois où j’ai été obligé de prendre conscience de ma... différence. Je travaillais de nuit dans le bureau de rez-de-chaussée pendant que tout le monde dînait au premier. J’étais comme à l’accoutumée très en retard. La représentation en deux dimensions de formes complexes vues de profil était en train de me vriller le cerveau. Tournait en boucle dans ma mémoire la terrible déclaration du professeur, de cette logique impitoyable qui ne fit qu’éclairer encore plus l’amusant décalage avec les services d’orientation scolaire :

- Le dessin technique y’a des cerveaux qui vont pas aimer, c’est un don à la base, on n’est pas tous équipés pour.

L’année scolaire bien entamée, impossible d’arrêter la catastrophe pour aller faire des tonnes d’alexandrins avec les psychopathes inconséquentes (mais trop charmantes mademoiselles) amoureuses de littérature.

Non, nous on était en route pour bâtir les cités du futur, fallait pas déconner avec ça.

Mais punaise, quel vertige j’avais en comprenant à quel point je n’y comprenais rien. Je ne comprenais rien au besoin de bâtir, je ne comprenais rien aux outils mis entre mes mains, je ne comprenais rien aux formules, je ne comprenais rien aux émotions qui allaient et venaient sans raisons apparentes, me prenant pour un vrai moulin de chair, je ne comprenais rien aux rapports humains, aux structures sociales, aux finalités de cette course insensée.

Les questions s’accumulaient en désordre violent et total sans le début de l’ombre d’une réponse. Alors la représentation de l’intersection de deux tubes dont l’un possède un angle de 30° par rapport à l’autre et tout ça en vue droite projetée depuis la vue du haut...

Mais je commençais à travailler pour mon compte. J’affinais l’art qui j’en étais sûr me sortirait définitivement du néant où je croupissais. Pour ça j’avais juste besoin d’une surface réfléchissante. Et ce soir là ça tombait bien, la nuit avait transformé la transparence de la vitre qui me faisait face en un parfait miroir où seul mon visage éclairé se reflétait.

La pression qui montait depuis les débuts, depuis les premières rafales de cette conscience assassine autant qu’improbable, je pouvais enfin la juguler.

Je venais de rencontrer la grimace !

Avec elle, je pourrais tout affronter. Elle m’accompagnera en double fidèle jusqu’à la fin, sans jamais me trahir puisque par essence elle est l’image de la déformation infinie. Je croyais aussi qu’elle me rapprocherait des autres, épousant à l’envie toutes leurs pulsions, des plus secrètes aux plus terribles.

Je grognais, me tordant les traits à en être méconnaissable, en gonflais des parties, appuyais sur d’autres, mon visage transmuté en un caoutchouc au tranchant affûté. Ça sortait, des figures et des figures de monstres superbes et dramatiques. J’étais enfin ce dont j’avais eu si peur : toute une humanité perdue, dérivant dans un cosmos solitaire peuplé de déserts glaciaux.

Ce qui fit quand même bien rigoler famille et invités descendus pour me surprendre en plein travail, m’observant depuis trop longtemps pour qu’il m’en reste une once de dignité, par cette fameuse vitre donnant sur le jardin.

Depuis, je me cache.

La vitre de la salle de bain est mon dernier théâtre, mon public, mon médecin, mon autel, mon église, mon arène. Et jusqu’à hier soir, je ne m’en sortais pas si mal. Mais si j’ai pu minimiser la casse, affermir mes facultés dans ce pouvoir qui me permettait de lâcher des micros grimaces tellement hallucinantes et fugaces que n’importe quel passant n’en finissait plus de se demander si il avait rêvé ou quoi ? Hier soir donc, j’ai craqué.

La grimace a gagné. Je ne sais plus très bien les raisons, je me rappelle à peine que je venais de sortir de la station de métro. C’était la nuit. Je m’y sens comme chez moi, j’avoue l'imprudence. Je n’ai pas pu résister à cette superbe cabine téléphonique, une bonne grosse grimace en pied, qui aurait pu ?

Je lui ai tout donné, mon désarrois, mon désordre, mes défaillances, mes paniques, mes soucis. Ma terrible incompétence, ma petitesse, mes douleurs chroniques, mes amours ratés, que sais-je, tout.

C’était ma plus belle grimace, j’y avais mis tout mon corps, mes mains, mes yeux, ma bouche, tout était parfait, j’étais méconnaissable. A si bien imiter le Cri, j'étais devenu ce cri. J’étais enfin arrivé au but, j’étais un autre.

Et le reflet de cette chose que j’avais crée, en se voyant ainsi dans la vitre, s’est plus, s’est aimé.

Et en plein accord avec lui-même, il a décidé de prendre la dernière chose qui me restait : ma vie.

Maintenant, je sais ce que je suis. Je suis cet autre, figé en pleine grimace dans la vitre d'une cabine, pour l'éternité.

4 commentaires:

  1. J'étais sur le point de m'insurger contre ces fichus flux RSS qui ne m'avaient pas informée des dernières mises à jour de ton blog, quand j'ai vu qu'en fait, j'avais oublié de m'abonner... Hum. Mea culpa, l'erreur est réparée, je te suivrai assidument désormais, je ne me suis toujours pas remise de ton excellent texte (entre autres) sur le musicien malchanceux...
    Alors si tu penses pouvoir venir impunément me demander des suites et des fins et des détails sur mon blog, tu te trompes, je ne vais pas me gêner pour te lire, te commenter, te questionner, t'admirer comme une fan en furie, et tu l'auras bien cherché, tant pis pour toi ! :D
    Et d'ailleurs je vais commencer tout de suite : qu'est-ce que c'est que ce nom de blog "the end" ? Alors comme ça on me reproche à moi de balancer des "FIN" n'importe quand, et on intitule carrément son blog comme ça ?! Je comprends en fait, tu revendiques un droit d'auteur, c'est ça ? :D

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  2. Hou ! Quel texte, oui Le cri de Munch (qui s'est vendu aux enchère plus de 80 millions d'€uros dit en passant) est approprié ! J'avais commencé un texte sur cette image et je n'(ai pas eu le temps de finaliser... Mais la folie n'était pas loin non plus ! :)

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    1. Punaise, ça a du lui en couter des pelletées de bras... C'est ballot, il m'aurait demandé,j'aurais bien été lui hurler à la face en direct pour bien moins cher !

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...on en cause ?