30 mars 2019

Art Noir (suite)

J'arrive, en fin d'après-midi, au 14 rue Vaugirard. J'espère qu'il n'est pas trop tard. J'aurais sûrement dû attendre demain mais, le message, m'invitant à venir expertiser un appartement abandonné, plein de tableaux et autres œuvres hétéroclites, a piqué ma curiosité à vif.
Je débarque directement de province, où ma profession m'appelle souvent. Et, retrouver figure humaine, après quelques six heures de trains, ne fut pas une mince affaire. Douche, maquillage, tailleur strict, personne n'y verra rien, de mon intérieur à moitié éteint. Je m'habitue même au haussement d'épaule, qui me prend devant le miroir, quand je me vois obligée de m'habiller comme ma mère. C'est que je n'ai pas trouvé d'autre solution, pour éviter que ma jeunesse ne freine trop vite l'enthousiasme suscité par la lecture de mon cv. N'ayant vécu que pour les études et, n'étant pas du genre à me reposer sur mes lauriers, je conçois que ma carte de visite puisse sembler bien remplie en regard de mon âge.
Joie, Denis Maillard, mon correspondant, ne fait aucune remarques déplacées, en m'accueillant en bas de l'immeuble.

    - Mademoiselle Bertin, ravi. Allons au Petit Suisse, nous y serons plus à l'aise pour que je puisse vous exposer l'affaire en détails.


L'homme marque des points. Il est bien bâti, d'après ce que laisse deviner son costume léger. Et sa courtoisie ne semble pas cacher de mauvaise intentions. En rentrant dans le café, il salue amicalement le patron et s'inquiète de moi.
    - Je vous précède, montons. La salle du haut est, à cette heure-ci, tout à fait calme et tranquille.


Je regrette un peu mon tailleur car, l'escalier est assez raide. Mais, comme il a eu la bienséance de passer devant, ma culotte ne craint l'indélicatesse d'aucun regard égaré. Le tissu de ma jupe remonte haut sur mes cuisses, je suis bien, confiante, presque en vacances, en cet instant. Alors, autant profiter de chacune de ces marches complices, de chaque frottement, en me disant que finalement, cette culotte, j'aurais bien pu m'en passer, tellement l'air est doux, tellement Denis est dans l'air de me plaire.
Malgré mes séjours, dans la plupart des moyennes et grandes villes de France, il n'y a qu'ici, à Paris, que je ne ressente cette excitation si particulière. Pour peu que l'on soit capable d'en reconnaître tous les pièges, que sèment à l'envie les oiseaux de mauvaise augure, attirés par cette ville de lumières ; ici, tout paraît possible.

L'étage du café est désert, le beau temps ayant jeté tout le monde en terrasse. Nous en ferons notre domaine pour les heures qui viennent. Car, Denis est bavard. Et, c'est vrai qu'il en a, des choses à dire. Il me parle de sa voisine, grande voyageuse, un peu snob et solitaire. Elle lui a laissé un double de ses clés, après une alarme au gaz qui a bien failli l'obliger à sérieusement raccourcir un de ses périples au bout du monde. Ce qui, pour elle, équivaudrait à la pire des catastrophes.

Il m'avoue y avoir pénétré en son absence. Sans plus de gêne, au détour de la conversation. Que cette femme mystérieuse prête à toutes les extrapolations lui suffit amplement pour justifier cette incursion dans son intimité.

    - Je suis sûr que vous auriez fait de même. Il fallait que je vois, de mes propres yeux, son intérieur.


Denis a un naturel déconcertant. D'un mot, il paraît près à convaincre n'importe qui du bien fondé de la plus osée de ses actions. Du moins, je le trouve, personnellement, tout à fait convainquant. Et, j'espère, plus tard, ne jamais avoir à regretter cette puissante première impression. Celle qui naît du fond de ses pupilles incandescentes, dans les replis de sa voix grave. Un timbre rugueux, juste ce qu'il faut pour exhaler la violence de ses expériences, sans le moindre début de déchéance. Qui ne chercherait pas la sécurité de ce corps d'aventurier, emballé dans les plus fines étoffes de couturier ?

Un petit bout de textile, que j'ai, pour une fois, eu la sagesse de garder, me rappelle qu'il est grand temps de me reprendre, avant que cette histoire ne finisse à vau-l'eau.
C'est en ces moments-là que je sens bien qu'un peu de maîtrise serait de mise, si je veux mener ce contrat à terme, correctement et rapidement. La fatigue me rendant excitée comme une puce et de moins en moins pertinente, professionnellement, j'entends. Une sorte de cercle vicieux m'entrainant de fatigue en dérapage, vers toujours plus de fatigue et de dérapages...

    - Quand avez-vous vu votre voisine pour la dernière fois ?

    - C'était il y a un mois environ. Elle tenait des discours un peu incohérents. Une culpabilité la rongeait.

    - A-t-elle précisé ce dont elle se faisait reproche ?

    - J'ai cru comprendre que c'était à propos de bibelots qu'elle ramenait, parfois, en douce, de ses voyages. 
De là, ma visite inopinée chez elle. Pour voir si elle n'avait pas commis l'irréparable ?

    - Le portrait d'elle que vous m'avez dressé montre plutôt une femme solide. Vous la croyez sincèrement capable de ça ?

    - C'est vrai que ça ne lui ressemble pas. Mais, avec l'âge, la maladie et la solitude, les gens changent.

    - J'avoue manquer d'expérience en ces domaines. 

    - Certes, vous donnez l'impression de croquer la vie à pleines dents.


"Croquer la vie à pleines dents", je ne sais pas si je devrais en rire ou m'en inquiéter. Pourtant, je suis habituée, traînant parmi les antiquités toute l'année et me tapant plus de vieux que la morale ne le permet, à ces expressions surannées. Je décide donc que c'est mignon, en essayant quand même de me libérer de la vision de cette bosse dans son pantalon, que m'offre le parement de verre transparent qui chapeaute notre table de bistrot. Je lui fais de l'effet. Il faut que ça me suffise, pour l'instant ; que je reprenne le fil de l'affaire... L'autre affaire.

    - Par contre, je meure d'envie d'inventorier la caverne qu'elle s'est confectionné au fil des ans.

    - Alors, finissons vite nos verre et, en route !


En sortant du café, dans la lueur presque horizontale mais, encore bien brûlante, de cette fin de journée, je sens mes jambes vaciller. Est-ce la fatigue, l'espoir de découvertes ou la silhouette de M. Denis Maillard, qui ouvre la marche quelques pas devant moi, la fesse ferme et décidée, je ne saurais dire ? Le cocktail des événements récents est, de toute façon, fort à mon goût et, je retrouve vite l'énergie nécessaire pour poursuivre cette aventure.
Mais, mes convictions, d'un coup, me quittent violemment. Le sol se dérobe. Je viens de buter sur un bout de trottoir. Comme disait ma grand-mère : " C'est en marchant la tête en l'air qu'on finit le cul par terre ! "
Ce cher Denis, au son de mon corps stoppé par les pavés, s'empresse de venir m'aider à me relever. Heureusement, pas de mal, si ce n'est un talon cassé. Mon sauveur semble avoir plusieurs paires de bras car, il se charge de mon sac, de mon escarpin et d'un bout de ma dignité que je lui cède volontiers.
J'arrive donc sur les lieux à moitiée dans ses bras, ravie. Son appartement et celui de sa voisine sont au deuxième étage ; l'état de grâce n'aura duré que trop peu.

    - Si vous le voulez, je vous laisse seule à votre expertise et je vais chez moi réparer ce talon ? Je reviendrai vous chercher lorsque la répartition sera finie et, nous pourrons peut-être souper ensemble ?


Je rougis immédiatement, en écoutant mourir le son stupide qui sort de ma bouche sans prévenir. Mais quel gloussement de cruche… Je crois qu'il a dû percer mon identité secrète. Oui, j'aime un peu trop ça. Bref, je m'empresse de tout accepter, de ses propositions, en pack complet et, rentre presque en courant chez Mme la Voisine. Je note en passant qu'il ne m'a jamais donné son nom, étrange ?

J'entends la porte se fermer derrière moi. Je me retourne pour appuyer sur l'interrupteur qui doit trainer pas loin de l'entrée. Et, réussit, un peu par hasard, à allumer la lumière. De l'intérieur, la porte est comme capitonnée, très épaisse. Un tableau de femme quelques centimètres au dessus du bouton ; surement la propriétaire des lieux, me dis-je, d'instinct. Aucun bruit n'arrive, ni du couloir, ni de l'extérieur. Ce silence, dans la capitale, me semble soudain un peu oppressant.

Réflexe d'époque, je cède au besoin de consulter mon portable, au besoin de me relier au monde. Comme une décharge électrique, un frisson désagréable me traverse la colonne vertébrale : Denis ne m'a pas rendu mon sac. Et mon portable était dedans. Je devrais rester calme car, la plupart de mes angoisses se révèlent, à chaque fois, infondées. Mon attitude équivoque l'aura lui aussi troublé, au delà des usages, vers une compréhensible distraction.

Je décide de me calmer en commençant mes fouilles. Et m'enfonce un peu plus en avant entre les cartons, colis, empilements de tableaux, qui ont rendu méconnaissable l'utilité première des pièces que je traverse. De ce qui fut un appartement, ne reste de visible que les plafonds. Si ce n'était le luxe des objets empilés partout, je me croirais dans l'appartement d'une déséquilibrée, profondément syllogomane. Si ce n'étaient les moulures, splendides, en haut des murs, je me croyais même dans un entrepôt de stockage.

Pour essayer de faire taire le malaise que me procure un tel endroit, je soulève le premier tableau devant moi. En constatant que je n'ai même pas un calepin pour noter quoique ce soit, j'ai bien envie de me gifler… J'ai, plus qu'à mon tour, cédée à toutes sortes de pulsions mais, me retrouver aussi démunie ; cette rareté devrait se fêter.

J'en étais à me trouver tout un chapelet d'insultes, toutes plus adéquates à ma bêtises, les unes que les autres quand, un détail du tableau me figea en pleine réflexion.
La scène représentait la rue Vaugirard et la terrasse du Petit Suisse. Pourquoi pas ? Mais, la silhouette de dos qui en passait le seuil, je n'ose y croire ; elle me ressemble carrément !  Si j'ose affirmer me reconnaître aussi bien, même de dos, la raison en est très simple ; c'est l'habitude. Je me suis tellement fait peindre, photographier, dans toutes les tenues, tous les sens, toutes les positions. Je me reconnaitrais les yeux fermés.
Je sais bien que, devant un tribunal, une personne de dos sur une photo priverait, de fait, toute application de la loi. Mais, ici, l'anachronisme frapperait même un néophyte. La scène est clairement fin XIXe. Un tel tailleur n'a aucun sens dans la composition.

La panique monte d'un cran. Je sens que ce qui se passe ici n'est pas normal. Me yeux scrutent le tableau et, pourtant, je mets un instant à réaliser que la personne, moi, n'a pas son soulier gauche au pied.
Mon ventre semble prêt à accoucher d'une terrible nouvelle. Quand l'incompréhension est trop forte, elle se transforme en douleur. Il faut que je sorte d'ici au plus vite.

Je me jette sur la poignée de porte, presque hallucinée. Quand nos pires doutes se cristallisent, c'est tout le corps qui souffre, abîmé par les coups d'une main invisible.
La porte est fermée à clé. Évidemment. Je tape du plus fort que je le puis dans la garniture qui, elle, encaisse en silence.

Peut-être, un loquet passé inaperçu ? J'inspecte la porte, rien. Parcours son huisserie, rien non plus. Ça ne peut être fermé que de l'extérieur.

C'est alors que je croise le regard de la femme du portrait. Elle a changé. Les traits de son visage sont plus fins. Elle est plus jeune, aussi. Beaucoup plus jeune… Mon cerveau refuse encore de l'admettre. Pourtant, la vérité, en boule de chair, m'étouffe. Oui, c'est bien moi, sur ce tableau. Aucun doute possible, ce coup-ci.
Alors, je hurle. Comme jamais je n'aurais cru pouvoir le faire, pendant qu'un voile noir trouble ma vision.

Il aura fallu presque une heure pour que je ne sois plus capable d'articuler un son.
La voix de Denis s'impose alors, sans que je ne sache d'où elle vient.

    - Allons, Johanna, comprenez-moi. Ma vieille locataire devait être remplacée. N'auriez-vous pas fait comme moi ?


Un murmure presque qu'inaudible sort de mes lèvres :

    -  Mais, je ne m'appelle pas Johanna...

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