13 juillet 2018

L'éternité du vacancier

installation de Camille Benbournane
De dure lutte, nous les avions eues, les meilleures places.
Et le monde entier nous les enviait, ces meilleures places.
Et, le monde entier le tentait, ce tout pour le tout, trop souvent à mon goût, qui nous jetterait, de nuit, hors de nos rêves bénis, cétacés échoués au pieds du lit. Le moment d'inattention pour nous évincer, nous spolier, nous détrôner, qu'il n'arrive jamais.
Mais, en plein jour, n'irradiait que la fierté d'être, seuls entre nous, dans un face à face gorgé d'intimité avec un horizon pacifié, amadoué ; notre horizon de compagnie.
Chacun, aligné côte à côte, sur nos chaises longues estivales, héritiers avec vue sur mer. Au plus près du doux clapotis des vagues agonisantes, offertes comme de parfaites piña colada rafraîchissantes.

C'était pour notre plaisir, qu'il nous fallait les plus belles plages, les sables les plus fins. Avec lequel, pourtant, nous n'aurions d'autre contact que visuel. Rien d'étranger pour nous toucher. Nos peaux d'ambre sacrées, nos propriétés privées, et des tonnes de produits manufacturés. Protégés derrières nos murs renforcés de ronces d'acier galvanisé, sous l'œil perçant de réseaux numériques connectés.

Nos corps, pour dire vrai, seuls les rayons du soleil et quelques mains huilées s'y posaient.
Nous vivions allongés. Depuis nos trônes horizontaux, numérotés, nous n'attendons plus rien, que l'oubli.
Nous sommes les éternels touristes, éternels vacanciers, éternels spectateurs.
Nous sommes les plus gros consommateurs dévoreurs de mondes.
Souverains d'un été qui n'en finira jamais.

Car, toute fin serait terrible, comme une confirmation qu'elle s'approche, en vérité, cette improbable mort annoncée. Cette mort déplacée, pour qui est tendrement alangui, pour toujours engourdi du spectacle inouï d'une nature maîtrisée, soumise au moindre de nos souhaits.

Et tout devait se passer ainsi, le temps figé, les astres à jamais renouvelés. Et cet océan infini, capable de digérer l'ensemble, sans cesse renouvelé, de nos créations trop vite obsolètes, de toutes nos peines, pour nous les retourner, digérées, sous forme de distraction lumineuse, de paix totalement contrôlée.

Un grain de sable a dû s'en mêler. Nous regardions ailleurs, déconcentrés, hypnotisés par telle ou telle réalité augmentée. Et, chaque matin, insidieuse, la mer, gavée de nos déchets, vomissait à nos pieds quelques-unes de nos souillures. Nous regardions ailleurs, un sein ou deux, ou des épaules bien musclées ?
Nous cachions, sous d'épaisses couches de linge, quelque amour exclusif.

Jusqu'au jour où nous ne vîmes plus rien.

Depuis des années, des siècles, lentement, l'invasion avait commencée. Et les cris du monde n'étaient ni des cris de haine, ni d'envie, ni de mépris. C'était des cris désespérés de ne pouvoir nous réveiller.
Une alarme de chair humaine, contre l'avalanche milles fois prédite, contre l'avancée inexorable de nos objets, anciens esclaves, périmés, oubliés ou en passe de l'être.

Qu'ils rampent abandonnés à nos pieds, c'était une chose acceptée. Mais leur armée était prête et l'heure avait sonnée. Nous, en première ligne, face à la côte, recouvert d'un sale bonheur blanchi au sel, de la tête aux pieds, furent les premiers à tomber. Ensevelis sous des tonnes de rebuts que la marée dégueulait, immobilisés, à moitié étouffés.
De nous, plus rien, nous sommes les disparus.
Sous nos transats, nos chaises longues, on ne se ressemble plus. Humains perdus, oubliés des Dieux, des Arts, au milieu du silence, nous nous sommes tus.

Et toi, tu voulais nous exposer ?

Mais leurs yeux sont saturés.

Ils veulent des paroles, des cris qui les réveillent ?

Ils les ont eues et ne les ont pas entendues.

Ta tâche ici est accomplie.

Que vas-tu faire de ton été ?

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