05 décembre 2012

Au train où le soleil se couche

Photo de Louise Imagine


   J’ai arrêté de lire le 28 novembre de l’année 2012. J’entamais à peine le premier chapitre d’un bouquin pris au hasard, en plein milieu d’une pile à lire qui menaçait de quitter la stratosphère. J’avais la voracité, le vertige et la nostalgie. Et toutes ces parcelles intimes, ces miettes d’âmes et bouts de soi que je récoltais entre les signes imprimés servaient de ciments aux briques primaires de ma biologie fondamentale.
Le soleil se couchait. Je ne saurais dire le nom de l’ouvrage, ni d’où il me venait, pas plus que le style, ni l’auteur. Était-ce un roman, une biographie, un recueil historique ? L’ai-je jamais su, d’ailleurs ? Je me rappelle par contre avec certitude du goût âcre et suintant de déjà vu. 
Alors, j’ai laissé mon regard glisser sur la pente d’une ligne taillée pour moi seul. Un bon livre ne se finit pas. Un bon livre, c’est celui qui contient la phrase, adressée a soi personnellement, qui nous fera décoller. Curieusement, un mauvais livre peut produire semblable effet.
   Ma vision a sauté, d’un coup, accoudoir, rebord et vitre, pour se retrouver dehors. L’extérieur. Ça, je ne l’avais jamais vu. Ou était-ce peut-être l’inverse ? Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agissait de voir, il s’agissait de neuf, il s’agissait de voir la nouveauté derrière l’habitude. Et les caractères que je parcourais depuis le démarrage du train ne formaient plus que du périmé, du déjà lu. Mes lectures passées, vues d’ici, formaient une seule et même histoire qui se répétait depuis toujours. Les personnages se mélangeaient, échangeaient entre eux, sans vergogne, rôles et costumes, les villes se construisaient, se détruisaient. On allait en oscillant, tantôt vers le pire, tantôt vers le meilleurs et ainsi de suite, dans un flux sinusoïdal presque parfait.

   Il me fallait maintenant le lâcher, ce bouquin. Mais quelque chose résistait. Mes mains s’agrippaient au paquet de feuilles collées. Une bouée inutile pour qui aspire aux profondeurs. Mais après tout, si cet objet desséché pouvait occuper mes mains et elles seules...
Je voyais. Je n’avais donc plus besoin d’elles. J’avais fini de bâtir ma cinquième tour aux neuf étages et enfin, celle-ci tenait bon, semblait plaire à l’architecte. Il était l’heure de partir.
   Alors autant donner un os à ronger, une pierre à poncer, au bâtisseur avide d’action qui cherchait encore une ultime distraction, une occupation. Offrir un hochet à l’enfant roi. Qu’il voit, lui aussi, en le secouant, les ruines de son royaume abandonné.
Je suis parti, le laissant finir ses derniers sanglots, du haut de son vieux trône érodé par milles vents lunaires, craquelant sous le gel des dernières nuits d’automne.
   Et commençais enfin à savourer le voyage. Étourdi par la beauté de cette nuit qui approchait doucement. En robe du soir, elle dansait sous ma fenêtre, ravie de renaître, encore une fois. Elle irradiait, depuis quelque recoin mystérieux de l’horizon, comme toujours, comme jamais. Chaque instant était nouveau. Chaque rayon de lumière touchait la nature d’une façon unique, inédite.
Et même si il n’y avait plus eu, pour l’éternité, rien de nouveau sous le soleil, à part mon regard enthousiaste, ça aurait déjà été amplement suffisant. Mais il y eu plus.
  Les nuages, qui naviguaient au loin dans les hauteurs, semblaient plus proches. Je ne compris qu’en me penchant. Nous avions quitté les rails. Le wagon glissait dans le vide en prenant de l’altitude. La traverse se remplissait de voyageurs cotonneux, d’oiseaux de haut vol. Un satellite, en retraite de son orbite géostationnaire, s’assit en face de moi en souriant. La terre avait repris la place qu’elle avait aux commencements, lointaine, inaccessible.
De mon côté, les choses étaient comme l'air, enfin limpides :
Je ne redescendrais plus jamais.

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